Bonjour Laurent,
Merci pour l’envoi de L’Herbier Lunatique. Tes échantillons chantent. Tes échantillons chantent de manière littérale.
A Bientôt Boris
Bonjour Laurent,
J’ai retrouvé à l’intérieur de mes archives le premier texte que j’avais écrit à ton propos. J’ai écrit ça à l’époque où je t’ai adressé La Posture des Choses. Je t’envoie ainsi ce texte.
A Bientôt Boris
Notes à propos de Laurent Albarracin
« Le redoublement de la chose est la divulgation de son secret, ou plutôt la réactivation en elle-même de son secret, de sa source mystérieuse : être elle-même. Le secret d’une chose c’est qu’elle est elle-même. »
La pensée du secret tautologique ou de la tautologie secrète d’Albarracin est ainsi extrêmement proche de la pensée de Pessoa dans Le Gardeur de Troupeaux. « Car l’unique sens occulte des choses est qu’elles n’ont pas de sens occulte du tout, (…) c’est que les choses sont réellement ce qu’elles semblent être. Et qu’il n’y a rien à comprendre. (…) Les choses n’ont pas de signification, elles ont de l’existence. Les choses sont l’unique sens occulte des choses. » A cette différence près cependant qu’Albarracin dirait plutôt que les choses ont un sens et que ce sens des choses est d’être, d’être telles quelles sont. Pour Albarracin, ce sens des choses, ce sens tautologique de choses n’est pas occulte, il est évident. Ou plutôt c’est un secret évident. Pour Albarracin, le sens évident des choses est d’être telles qu’elles sont. Ou pour le dire plus succinctement encore chaque chose révèle le sens de l’être. Chaque chose révèle l’évidence de l’être, le sens évident de l’être, le secret évident de l’être.
Ce qui me distingue d’Albarracin c’est que je ne crois ni au sens, ni à l’être. Au sens, je préfère la forme et à l’être je préfère l’apparaitre. Chaque chose du monde apparait en dehors du sens de l‘être. Chaque chose du monde affirme une réponse, une réponse à la fois esthétique et éthique en dehors du sens de l’être.
C’est pourquoi j‘ai plutôt le sentiment que la forme des choses c’est d’apparaitre comme elles existent, que la forme à la fois énigmatique et évidente des choses c’est d’apparaitre exactement comme elles existent. Ou encore la forme de l’énigme évidente des choses c’est d’approcher leur existence par leur apparence, c’est d’approcher exactement leur existence par leur apparence. La forme des choses c’est d’approcher leur existence, d’approcher la certitude de leur existence comme elles apparaissent et c’est aussi d’approcher la certitude de leur apparence par leur existence. La forme des choses affirme le geste d’apparaitre à l’existence. La forme des choses affirme le geste d’apparaitre exact à l’existence. La forme des choses affirme le geste d’extase d’apparaitre à l’existence, le geste d’extase exacte d’apparaitre à l’existence.
Albarracin ressemble parfois aussi à Char, en particulier par les motifs métaphoriques de la roue et de la lumière « La roue est une meule légère / qui réussit l’absolue farine / de ne rien broyer. » Ce serait à rapprocher par exemple de ces phrases de Char « Mais quelle roue dans le cœur de l’enfant aux aguets tournait plus fort, plus vite que celle du moulin dans son incendie blanc. »
Albarracin accomplit ainsi une étrange hybridation de Pessoa et de Char pour inventer la forme d’une évidence précieuse, d’une tautologie scintillante. Ce qu’il appelle une ébullition laquée. « En réalité, la chose est habitée par ce qu’elle habite : la chose. Il faut voir là non pas sécheresse de la chose mais une profusion sourde, une adéquation pure incessante, une ébullition laquée. » Evidence précieuse, tautologie scintillante d’Albarracin qui serait peut-être encore à rapprocher de ce que Ponge appelait la neutralité radiante dans Le Verre d’Eau.
Chaque chose d’Albarracin semble ainsi saturée d’un surcroit de vide, d’une excroissance de vide qui à la fois la déborde et la révèle. Il y a pour Albarracin une levure de rêverie des choses. « L’être est un marbre mou. L’être est une pâte, une pâte-mot comme le dit Tarkos. » « L’imaginaire n’est-il pas une surface de porosité, un tissu où s’échangent les gaz de la pensée et de la matière. »
« L’être est un perpétuel enfouissement dans le chaos du même dont les choses seraient les têtes émergées. »
Pour Albarracin, les choses apparaissent comme des têtes-bulles. Pour Albarracin, les choses apparaissent comme les têtes-bulles de l’éruption enfouie de la matière, de l’éruption ensevelie de la matière. Pour Albarracin, les choses surviennent comme des visages de gaz, les visages de gaz de la déflagration la fois ouverte et fermée de la matière, de la déflagration à la fois épanchée et fermentée de la matière.
Pour Albarracin, les choses ressemblent à des têtes-bulles provoquées par la fermentation de la matière, par la fermentation d’ouverture comme l’ouverture de fermentation de la matière, par la fermentation d’ouverture comme l’épanchement de fermeture de la matière.
Pour Albarracin, chaque chose apparait comme une tête-bulle de la matière, comme un trou en expansion de la matière, comme un trou noir de surcroît, comme le surcroît d’un trou noir, comme l’excroissance d’un trou noir malgré tout circonscrit, comme un trou noir en expansion qui malgré tout en reste là, comme un trou noir en expansion qui préfère pourtant en rester là, qui préfère pourtant par je ne sais quel étrange sortilège en rester là.
Il y a une alchimie de l’image tautologique chez Albarracin, alchimie d’un mélange de l’eau et du feu « Dans l’image le fer et le feu viennent mêler leurs eaux. », alchimie d’une alliance du feu et de l’eau à l’intérieur du creuset du secret. Pour Albarracin, les choses émergent quasi-alchimiquement d’elles-mêmes, les choses émergent quasi-alchimiquement du flux d’elles-mêmes, du flux enchainé d’elles-mêmes, de l’enchaînement d’être elles-mêmes, du déferlement d’être elles-mêmes, du déferlement enchaîné d’être elles-mêmes.
Cette fermentation de l’ouverture et cette fermeture de l’épanchement c’est en effet celle du déferlement. Pour Albarracin chaque chose déferle en elle-même. « Cette conséquence de la consécutivité des choses est un déferlement en soi de soi. ». Il a aussi du fer dans ce déferlement. Déferler c’est être enchainé à son flux. Déferler c’est être enchaîné au flux du fer comme au fer de son flux. Il y aurait ainsi peut-être un sentiment métallurgique, une émotion métallurgique, un imaginaire métallurgique à l’origine de la théorie de la tautologie d’Albarracin. Sentiment métallurgique que Deleuze a superbement évoqué dans Mille Plateaux. « La métallurgie est la conscience ou la pensée de la matière-flux, et le métal le corrélat de cette conscience. Comme l’exprime le panmétallisme, il y a coextensivité du métal à toute la matière, et de toute la matière à la métallurgie. Même les eaux, les herbes et les bois, les bêtes sont peuplées de sels ou d’éléments minéraux. Tout n’est pas métal, mais il y a du métal partout. Le métal est le conducteur de toute la matière. Le phylum machinique est métallurgique ou du moins à une tête métallique, sa tête chercheuse, itinérante. Et la pensée nait moins avec la pierre qu’avec le métal. (...) La prodigieuse idée d’une Vie non organique (…) est l’invention, l’intuition de la métallurgie. »
Il y a ainsi chez Albarracin un enchaînement ontologique, un enchainement essentiel de chaque chose, de chaque chose à elle-même. Pour Albarracin, chaque chose est enchainée, enchainée à elle-même. Pour Albarracin, chaque chose est enchainée à la diffraction même de ses aspects. « Le propre d’une chose est de se tenir pieds et poings liés à soi. (...) Une chose est l’étendue de son empêchement. »
La paille apparait aussi partout à l’intérieur de la poésie d’Albarracin. Pour Albarracin, il y a de la paille aussi bien à l’intérieur du feu qu’à l’intérieur de l’eau. « Et le feu est bourré de paille. » « Et le sable est comme la paille de l’eau. » « La pluie fait un feu de paille de l’eau / elle jette des mikados de pluie dans un incendie d’eau. » Cette paille serait aussi ce qui survient par le geste de pagayer. Pagayer donne à sentir la paille de l’eau. Pagayer donne à sentir la paille du feu comme de l’eau. Pagayer donne à sentir la paille de feu de l’eau. Le risque de la poésie d’Albarracin ce serait alors de produire un univers empaillé. Le risque de la poésie d’Albarracin ce serait de développer un univers à la fois enchainé et empaillé, un univers enchainé à sa propre paille, un univers enchainé à son empaillement, un univers enchainé à la patience de son empaillement, à la patience littérale de son empaillement.
« La réalité, (…) on ne la voit telle que lorsqu’on retrouve en elle cette vision dont elle est empreinte, comme si elle était véritablement constellée de ces traces d’yeux qui s’y aperçoivent. »
Albarracin retrouve ainsi Chazal. Pour Albarracin, nous voyons le monde comme le monde nous voit. Pour Albarracin, nous parvenons à voir les choses à l’instant où les choses nous regardent, parce que les choses nous regardent, parce que les choses nous regardent déjà. Il y aurait ainsi un regard du monde, un regard de la matière, un regard des choses adressé à l’homme, un regard des choses qui survient aussi comme la forme de leur égard envers nous. Il y a à ce propos cette superbe remarque d’Albarracin « La réalité a pour nous les mêmes égards que ceux qu’on a pour elle. » Pour Albarracin, la poésie serait semblable à un échange de regards entre l’homme et le monde. Je n’ai pas exactement ce sentiment. En effet, je n’ai jamais le sentiment d’un regard des choses. J’ai plutôt le sentiment qu’il y a un visage des choses, un visage inhumain des choses et que ce visage inhumain des choses apparait à jamais aveugle. Ainsi les choses ne nous adressent pas un regard, les choses nous adressent plutôt un visage aveugle, la forme aveugle d’un visage. Et l’imagination c’est précisément ce don d’aveuglement, ce don de visage aveugle. L’imagination affirme le don de visage aveugle des choses qui répond au don de visage aveugle de l’homme. Albarracin le pense d’ailleurs aussi parfois. « La réserve d’imaginaire où baigne le monde lorsque nous ne le regardons pas, c’est-à-dire lorsque nous rêvons. » En effet l’imagination ne se construit pas à partir du regard, à partir de l’observation, de l’examen visuel. Ceux qui observent, examinent, ce sont plutôt les scientifiques que les poètes. Transmuter l’observation en poésie n’est pas cependant impossible. J. Renard par exemple est un poète de l’observation. La poésie d’Albarracin reste cependant une poésie optique et parfois une poésie narcissique. La tautologie serait qui sait une sorte de narcissisme de l’être.
Je n’ai pas malgré tout le sentiment que la poésie, l’écriture poétique se construit avec des images, avec des images optiques. J’ai plutôt le sentiment que l’imagination affirme des formes qui parviennent à faire coïncider les cinq sens à la fois, cette coïncidence quasi-digitale des cinq sens c’est celle de la main de l’aveuglement, de la main métaphorique de l’aveuglement. Il y a ainsi un égard du monde envers le corps humain comme un égard du corps humain envers le monde, malgré tout cet égard n’est pas un égard du regard, c’est plutôt un égard aveugle, un égard du tact, un égard du tact aveugle.
« Les objets du monde eux-mêmes sont les outils de réflexion du monde. »
Soit. J’ai malgré tout le sentiment que la présence des choses, l’apparition des choses survient de manière plus miraculeuse encore. Les choses ne réfléchissent pas l’univers tel qu’il est. Les choses imaginent plutôt le monde comme il se transforme. Les choses imaginent le monde comme il transforme son immobilité. Les choses imaginent la transformation d’immobilité du monde. Les choses imaginent la métamorphose d’immobilité du monde.
« C’est par son martèlement extatique qu’une chose prend conscience c’est-à-dire racine dans son être. »
Cette révélation de la conscience à travers la racine et de la racine à travers la conscience a un aspect sartrien. Albarracin reprend ainsi l’image de la racine de la nausée de Sartre et cependant l’inverse. Pour Albarracin, la racine n’est pas le reste en trop de la conscience, le reste en trop pour la conscience, c’est désormais la conscience qui s’enracine, la conscience qui s’enracine à l’intérieur de la chose, la conscience qui s’enracine même comme chose.
Je ne crois pas cependant aux vertus de la conscience. C’est pourquoi je dirais à ce propos que la conscience détecte l’être, que la conscience connait l’être sans jamais parvenir à enraciner l’apparaitre, sans jamais parvenir enraciner l’apparaitre des choses, l’apparaitre des choses du monde.
Ce qui enracine malgré tout l’apparaitre c’est précisément la répétition. La répétition extatique de chaque chose ne révèle pas une conscience d’être. La répétition extatique de chaque chose enracine son apparaitre. La répétition extatique de chaque chose enracine la forme de son apparaitre à l‘intérieur de l’existence, la forme de son apparaitre comme existence, la forme de son apparaitre jusqu’à l’existence. La répétition d’extase de chaque chose enracine la forme de son apparaitre à l’intérieur de la projection de son existence, comme projection de son existence. La répétition d’extase de chaque chose enracine son apparaitre à l’intérieur de la projection tacite de son existence, à l’intérieur du silence de son existence, à l’intérieur du silence projectile de son existence, à l’intérieur de la projection de silence de son existence.
« Que la réalité se répète est le signe qu’elle se déçoit, et que cette déception est précisément le moment où elle se relance. »
La répétition n’est déception que du point de vue de la conscience. Pour la trajectoire de la certitude, pour la trajectoire de confiance de la certitude, la répétition n’est pas le signe d’une déception, la répétition survient plutôt comme la forme même de l’exaltation.
Le monde se répète. Le monde se répète à chaque instant. Le monde se répète par enthousiasme. Le monde se répète à chaque instant par enthousiasme. Le monde répète la métamorphose du monde. Le monde répète la métamorphose du monde par exaltation, par exubérance candide, par excès de joie, par excès de joie naïve. Le monde répète la métamorphose du monde par la démesure de son innocence, par l’exaltation démesurée de son innocence.
La répétition n’est pas la reproduction infinie de ce qui est. La répétition affirme la transformation à chaque instant de ce qui apparait, la transformation minuscule et malgré tout illimitée de ce qui apparait. La répétition affirme la métamorphose élégante de ce qui apparait, la métamorphose de tact de ce qui apparait, la métamorphose de tact élégant de ce qui apparait. La répétition affirme la métamorphose atomique de ce qui apparait, la métamorphose de tact atomique de ce qui apparait. La répétition affirme la métamorphose de distinction de ce qui apparait, la métamorphose de distinction atomique de ce qui apparait.
La répétition affirme la métamorphose minuscule du monde à chaque instant. La répétition affirme la manière par laquelle le monde improvise, la manière par laquelle le monde improvise sa métamorphose. La répétition affirme la métamorphose presque invisible du monde. La répétition affirme le tact de métamorphose du monde, le tact de métamorphose du monde que l’œil ne voit pas et que malgré tout l’âme c’est-à-dire la coïncidence des cinq sens à la fois parvient à imaginer.
« Une chose est sa propre métaphore, cela signifie qu’une chose, en tant qu’elle est, se figure. »
Chaque chose apparait comme sa métaphore. Chaque chose apparait comme sa métaphore et cela n’a malgré tout aucun sens. Chaque chose donne à sentir la forme insensée de son apparition comme métaphore de sa présence, comme métaphore de son existence. Et chaque chose donne à sentir la forme insensée de sa présence, la forme insensée de son existence comme métaphore de son apparition.
« Ce qui se compare à soi s’empare. » « Comparaison qui est le mouvement de la chose vers l’inconnu. »
Par la métaphore la chose s’empare. Par la métaphore la chose s’éprend. Par la métaphore la chose s’éprend avec égard, la chose s’éprend éperdue, la chose s’éprend avec égard éperdu. Par la métaphore la chose s’éprend avec tact, avec tact égaré, avec tact égaré éperdu. Malgré tout par la métaphore, la chose ne s’éprend pas d’elle-même. Par la métaphore la chose s’éprend de l’inconnu, la chose s’éprend d’une forme de l’inconnu, d’une posture de l’inconnu, d’une posture d’inconnu du monde.
Par la métaphore la chose s’éprend c’est à dire la chose prend comme elle perd. Par la métaphore la chose prend par la prestidigitation même de sa perte, par le geste de prestidigitation, de prestidigitation passionnée, de prestidigitation amoureuse de sa perte.
La métaphore transforme chaque chose en fenêtre, en fenêtre pour donner sur une autre chose. La métaphore ouvre chaque chose comme une fenêtre pour donner à voir par diapose, par translucidité, par diapose de translucidité la forme d’une autre chose.
La paraphore c‘est la métaphore qui tourne, la métaphore qui tourne autour de la certitude, la métaphore qui tourne autour de la certitude de la sensation. La paraphore affirme la forme de l’extase. La paraphore affirme le geste d’exister comme répétition du hasard, comme jubilation du hasard, comme répétition jubilatoire du hasard.
« Il y a un afflux de mots lorsqu’on ne comprend pas ce qu’on voit, dans une sorte d’oxygénation panique de la pensée... »
Il y a en effet de l’oxygène à l’intérieur de l’épouvante, de l’oxygène à l’intérieur de la terreur. Il y a ainsi un souffle, un souffle d’extase qui rafraichit à l’intérieur de l‘épouvante. L’épouvante ventile. L’épouvante ventile le crâne. L‘épouvante ventile les parois du crâne, les parois préhistoriques du crâne. L’épouvante ventile les parois préhistoriques du crâne et par cette ventilation violente, cette ventilation abrupte y inscrit, y dessine des figures, des symboles. Ce qui provoque la fresque des visions à l’intérieur du crâne c’est le tourbillon d’oxygène de la terreur, c’est l’exaltation de fraicheur de l’épouvante. Ce qui provoque la fresque des visions à l’intérieur du crâne c’est l’exaltation de fraicheur de la terreur, l’exaltation de fraicheur de l’étonnement, l’exaltation de fraicheur de la terreur étonnée.
Albarracin possède une imagination prodigieuse du pont. « Le pont ne passe pas sur la rivière / ni la rivière sous le pont / mais la rivière tend / le pont comme un arc / et décoche la rivière / dans la demi-cible du pont / et la rivière sort de la rivière / passe le pont / et accède à la rivière / et le pont descend du pont / passe dans la rivière / et enjambe le pont. » Le Secret Secret. Et encore ceci à propos de la métaphore « Patiemment, ardemment, pierre à pierre et pile à pile, elle échafaude l’ouvrage uniquement pour voir s’il ne serait pas envisageable de construire là un pont. » Pour Albarracin, la poésie construit d’abord des ponts. La poésie construit les ponts de l’évidence, les ponts du recommencement de l’évidence. « La poésie dit l’évidence. Dire l’évidence est toujours à recommencer. »
Pour Albarracin, il y a une alliance indestructible, une étreinte indestructible de la rivière et du pont. Pour Albarracin, la rivière et le pont vont ensemble, vont à jamais ensemble. Pour Albarracin, l’étreinte de la rivière et du pont n’est pas seulement celle où le pont enjambe la rivière et où la rivière projette le pont c’est aussi l’étreinte par laquelle la rivière enjambe le pont et le pont projette la rivière. « Faire tirer la langue aux choses (…) les essouffler à force de les faire courir de l’une à l’autre. » De même le pont fait tirer la langue à la rivière. Le pont fait tirer la langue de la rivière à force de l’embrasser. Le pont essouffle la rivière à force de la prendre entre ses bras, à force de la prendre entre les jambes de ses bras.
« Les rivières sont des chemins qui marchent. » disait Pascal. En effet les rivières apparaissent comme des chemins qui marchent entre les jambes des ponts, comme des chemins d’eau qui marchent entre les jambes de pierre des ponts. Et parfois aussi qui sait à l’inverse comme des chemins de pierres qui marchent entre les jambes d’eau des ponts.
« L’eau a des arcades, des élans monumentaux. »
Pour Albarracin, l’eau a des arcades de pont comme le pont a des ruissellements d’eau. Pour Albarracin, l’eau a des piliers et des voûtes. L’eau invente une architecture instantanée comme le pont écoule la pierre, comme le pont écoule la paralysie de la pierre, comme le pont écoule l’immobilité de la pierre. Pour Albarracin, l’eau architecture l’instant comme le pont écoule l’immobilité.
« Le plus court chemin de nous-même à nous-même est l’univers. » Malcolm de Chazal. Et aussi le plus court chemin du pont au pont c’est la rivière. Et le plus court chemin de la rivière à la rivière c’est le pont. Le pont relie deux rives et il relie aussi deux rivières, la rivière d’avant et la rivière d’après le pont. Le pont relie (et relit) la rivière qui s’accumule et la rivière qui se répand. Le pont ressemble ainsi à un barrage invisible, à un barrage d’air, un barrage d’air posté au-dessus de la rivière, un barrage d’air invisible qui envoûte la rivière, qui envoûte l’écoulement de la rivière. Le pont ressemble à un barrage d’air invisible qui envoûte la rivière et transforme ainsi la rivière en révérence du temps, en ravissement du temps, en révérence de ravissement du temps.
L’étreinte du pont et de la rivière compose ainsi un puits paradoxal, un puits allongé debout. L’étreinte du pont et de la rivière invente le puits de l’évidence, le puits allongé debout de l’évidence. C’est comme si le pont posait un puits de vide, un puits de vide en équilibre au-dessus de la rivière, un puits de vide où l’eau de la rivière à la fois apparait et disparait comme à l’intérieur d’un chapeau de prestidigitateur. Le pont apparait comme le chapeau de prestidigitateur de la rivière. Le pont chapeaute la rivière d’un puits prestidigitateur, d’un puits de vide prestidigitateur. Le pont chapeaute la rivière d’un puits de vide prestidigitateur où la rivière apparait et disparait à loisir comme à volonté, à loisir de la volonté.
« Il y a un gouffre dans le bord, un puits sur la margelle, un précipice qui monte, qui afflue dans le bord même du précipice, il y a partout un pont d’abimes. »
Ainsi pour Albarracin, c’est le précipice qui apparait comme pont, c’est le gouffre de chaque chose qui favorise l’hypothèse même de leur partage. Pour Albarracin, c’est par leur précipice, par l’abrupt de leur disparition que les choses se tiennent les unes à proximité des autres. Pour Albarracin, c’est par leur précipice particulier que les choses parviennent malgré tout à se relier. Albarracin inverse alors la proposition de Char. « On ne partage pas ses gouffres avec autrui, seulement ses chaises. ». Pour Albarracin, nous ne partageons pas les chaises avec l’autre, nous partageons d’abord les gouffres. Ou plutôt Albarracin nuance la phrase de Char. « Il y a partout un pont d’abimes. » c’est à dire nous partageons d’abord les gouffres comme choses, nous partageons d’abord les gouffres comme chaises. Et cela simplement parce que les choses se partagent les unes avec les autres par leurs gouffres, par l’afflux de leurs gouffres, par l’affûtage de leurs gouffres par l’afflux affûté de leurs gouffres. Nous partageons ainsi les chaises comme des sources-gouffres, comme des gouffres de poignards, comme des gouffres de couteaux, comme des sources-gouffres de poignards, comme des sources-gouffres de couteaux. Ainsi nous nous tenons assis sur les chaises comme sur des ruisseaux de précipices, comme sur des cataractes de poignards, comme sur des cascades de couteaux. Nous nous tenons assis sur les chaises comme sur des falaises, comme sur les falaises de la facilité, comme sur les falaises de la terreur, comme sur les falaises de facilité de la terreur.
Cher Boris,
il y a dans ces remarques à propos de De l'image beaucoup de choses dont nous avons ensuite parlé. Je te remercie de m'avoir transmis ces notes, anciennes mais précieuses.
Bien à toi,
Laurent