Notes sur le Capitalisme
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Changer la merde en chiffre c’est l’acte même du capitalisme. Le capitalisme est ce qui fait miroiter la merde, ce qui change la merde en miroir, en miroir de signes, en miroir de chiffres, en miroir de signes chiffrés (celui de l’écron ou de l’étran d’ordinateur par exemple). Le capitalisme fait miroiter la merde à travers la circulation même des chiffres. Le capitalisme chiffre le miroitement de la merde, la circulation miroitante de la merde. Désormais ce n’est plus l’or que le capitalisme fétichise, c’est la circulation des signes, c’est l’échange de la circulation des signes.
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De même ton idée d’une relation entre la merde et l’esprit me semble participer elle aussi d’une logique potentiellement capitaliste. L’argent c’est de la merde spiritualisée ou encore de la merde psychique. Le capitalisme est d’abord une idéologie et même (pour reprendre la prodigieuse intuition de W. Benjamin) une religion de la dématérialisation infinie. Le capitalisme dématérialise le monde à travers une sorte de pragmatisme de la pensée. Et c’est précisément pour cela que je déteste tant Hegel. J’ai en effet tendance à voir en Hegel une sorte de prophète philosophique du capitalisme. C’est d’ailleurs aussi pourquoi son utilisation pour combattre le capitalisme d’abord par Marx et désormais par Badiou ou Zizek me semble une erreur d’appréciation (et de stratégie) aussi ridicule qu’effroyable. Et d’ailleurs cette formule combattre le capitalisme me semble elle aussi inexacte. Il me semble désormais inutile de critiquer ou de combattre le capitalisme. En effet la critique du capitalisme ou le combat contre le capitalisme font désormais partie du capitalisme même. Critiquer ou combattre le capitalisme c’est encore y croire. Ainsi que le remarquait déjà de manière extraordinaire Kafka, combattre son ennemi c’est encore accepter d’avoir un dialogue avec lui. C’est pourquoi j’ai le sentiment qu’il est maintenant temps d’oublier le capitalisme c’est-à-dire de détruire le capitalisme par le geste même de l’oublier, de transformer le capitalisme par le geste de l’oublier. C’est pourquoi j’ai le sentiment qu’il est maintenant temps d’avoir l’audace de parler radicalement en dehors du capitalisme, c’est-à-dire aussi de ne pas échanger la parole, le sens de la parole, l’or du sens de la parole et de préférer plutôt donner la forme précise de sa parole en dehors du sens. Par cette affirmation de la transformation du capitalisme, il me semble que je suis à la fois marxiste, je préfère la transformation à l’interprétation, et non marxiste parce que cette transformation ne se développe pas en tant que processus dialectique, cette transformation prend plutôt appui et appel sur le tremplin paradoxal de la gravitation matérielle du monde, sur le tremplin paradoxal de la chute matérielle du monde. « Or la vénération de la matière : quoi de plus digne de l’esprit ? Tandis que l’esprit vénérant l’esprit… voit-on cela ? -On ne le voit que trop. » F. Ponge.
L’argent est ce qui signifie la merde. L’argent est ce qui change la merde en signe. Cependant l’argent ne symbolise pas la merde. L’argent signifie la merde sans jamais la symboliser. En effet le capitalisme est justement un système de désymbolisation généralisée. Ce que la société capitaliste désire anéantir à chaque seconde c’est le geste de symboliser, c’est la pulsion même de symboliser, l’instinct de symboliser, le geste bestial de symboliser. (L’animal ne signifie jamais sa vie, l’animal symbolise son existence. L’animal symbolise son existence par la forme même de son apparition.)
Ce n’est pas tant je crois pour profaner, par provocation, ni pour prendre en compte le profane, que Ch’Vavar parle de la merde, mais bien parce qu'elle est liée au sacré, et – le sachant ou non – Ch’Vavar est à ce titre le dépositaire d'un savoir traditionnel, ésotérique et populaire, qui fait par exemple de la merde un symbole de fertilité.
Sacraliser la merde serait donc identique à sacraliser la vie, à sacraliser la vie en tant que processus de décomposition. Cette idée d’une vie sacrée est aussi un des aspects de la religion capitaliste. Le capitalisme sacralise d’ailleurs exclusivement la vie de l’espèce humaine. (Les autres espèces animales ou végétales n’ont pour l’idéologie capitaliste qu’un intérêt purement fonctionnel. Leur fonction est d’être une sorte de combustible pour alimenter le moteur de production de l’humanité.) Le capitalisme prône donc une sacralisation de la vie ou plutôt une sacralisation de la survie, une sacralisation de la vie coûte que coûte, à tout prix, autrement dit de la vie quelconque, de la vie du on. Le capitalisme serait la religion de la survie, de la survie informe et insignifiante du on. Le capitalisme serait la religion de la fétichisation signalétique et même narcissique de la survie. Le capitalisme serait la religion qui oblige chaque chair à renier la forme symbolique de son existence pour se revendiquer en tant que signe de survie informe.
Dans Moyens sans Fins, G. Agamben propose une distinction entre forme de vie et vie nue. Selon Agamben le capitalisme est l’époque de l’administration de la vie nue, idée très proche, (Agamben le dit d’ailleurs explicitement) de ce que M. Foucault appelle l’époque du biopolitique. Cette distinction m’intéresse, malgré tout je préfère proposer une autre distinction entre forme d’existence et survie. La survie ce n’est pas ce que Agamben appelle la vie nue c’est au contraire une vie habillée, une vie habillée à travers sa banalité même, une vie travestie, la vie travestie du on, la vie travestie de la facticité du on, la vie travestie de la distraction du on. Le capitalisme développe un narcissisme frénétique et même fanatique de l’espèce humaine, un narcissisme fanatique de la facticité du on, un narcissisme fanatique de la distraction du on, de la facticité distraite du on. Le capitalisme est la religion de la distraction, du divertissement au sens de Pascal. Le capitalisme est la religion de la survie en tant que distraction, la religion de la distraction de survivre.
Ce que le capitalisme anéantit systématiquement à travers la dématérialisation des gestes, du travail, des gestes du travail, c’est la forme de l’existence de chaque chair. Avant l’instauration du capitalisme, chaque existence avait une forme précise parce que chaque chair par les gestes mêmes de son travail (et aussi par ceux de son repos) affirmait une manière particulière d’approcher et de sentir le monde. Le boulanger n’approchait pas le monde comme le chevalier et de même le chevalier n’approchait pas le monde comme le tisserand. Chacun inventait un style particulier d’approche du monde et pourtant aussi ces formes d’existence différentes parvenaient à s’harmoniser (par exemple à l’époque de la construction des cathédrales). Je dois à ce propos admettre que cette harmonisation s’accomplissait essentiellement par l’intermédiaire de la religion. En effet ces hommes aux formes d’existence différentes croyaient en un même Dieu.
La religion capitaliste s’organise selon des procédures rigoureusement opposées à celle de l’époque du Moyen Age. Désormais les formes d’existence sont quasiment abolies. Chaque vie dématérialisée est informée de la même façon. Le commerçant, le journaliste, le banquier ou encore le poète et l’agriculteur même ne font le plus souvent rien d’autre qu’envoyer des messages à travers leurs ordinateurs. Ainsi toutes les vies sont plus ou moins similaires les unes aux autres et pourtant chacun prétend avoir une représentation du monde différente de celles des autres, chacun revendique une vision du monde qu’il prétend singulière. Dans la société médiévale à l’inverse chacun disposait d’une forme d’existence différente et cependant tous les hommes ou presque croyaient en une même instance transcendante. Dans la société capitaliste toutes les vies sont modélisées à travers les mêmes structures (réseaux de communications, systèmes de circulation, modes vestimentaires…) et chacun croit cependant penser et agir différemment des autres. (A l’époque de la Renaissance et des Lumières la situation était encore d’un autre ordre : les formes d’existence étaient différentes et chacun essayait alors de dire les aspects de sa croyance ou de son incroyance.)
Quelle époque était la plus admirable ? Je ne sais. (…) Et serait-il ainsi préférable de proposer une autre forme de civilisation ? Très franchement, je n’ai pas aujourd’hui l’intuition de cette autre forme de civilisation, c’est pourquoi d’ailleurs la situation politique où nous sommes m’inquiète tant. Nous vivons en effet une époque où même les hommes qui comme nous détestent le capitalisme ne disposent pas spontanément, intuitivement d’une vision de l’existence différente de celle que le capitalisme leur impose. (Quelqu’un comme Baudoin de Bodinat serait l’exemple parfait de cette impasse.) Je le répète, nous-mêmes ici utilisons une structure de l’information qui est celle de la société capitaliste (le réseau internet), nous n’avons pas assez d’audace pour inventer une autre forme de correspondance, une forme qui par exemple serait apte à provoquer des figures de lenteur et non pas d’accélération. J’ai le sentiment que par cette acceptation de la circulation ultra rapide des messages nous participons encore à l’idéologie que nous prétendons combattre. Je ne sais pas où se trouve aujourd’hui le génie d’une civilisation future qui parviendra à utiliser de manière inconnue des machines de nuit et de lenteur, des machines à ralentir les apparitions du monde. Malgré tout je sais que ces machines à ralentir le monde existent déjà depuis longtemps, ces machines à ralentir le monde ce sont les livres.
A Bientôt Boris
Cher Boris,
je dois dire que personnellement je n'adhère pas vraiment à ce texte. Il me semble qu'il conclut (ou qu'il revient à) notre conversation en l'emmenant ailleurs (trop ailleurs, sur une fausse route), en l'extrapolant du côté du politique et que là n'était pas vraiment le propos des uns ni des autres. Tout ce qui concernait l'excrémentiel avait plutôt à voir avec le sacré qu'avec le politique (ou même le sacré plus que le religieux), tant pour Ivar que pour les autres interlocuteurs, je crois.
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Mon idée n'était aucunement de dire que la merde connaît un processus de "spiritualisation" (dans l’œuvre d'Ivar ou au sein du capitalisme). C''était plutôt de penser le rapport à la merde, à ce qui est en bas, comme un accès au sacré par le renversement carnavalesque. Ch'Vavar me parait être d'abord un rabelaisien, de ce point de vue, et si le capitalisme est dématérialisation, ainsi que tu le dis à la suite de Benjamin, la poésie n'est pas, ne peut pas être capitaliste parce qu'elle est d'abord prise en compte de la matière, du réel, de l'être, des choses, etc. Des symboles plus que des signaux, si tu veux.
Jouer Hegel comme prophète du capitalisme me semble aussi un peu trop audacieux. J'aurais tendance, moi, surtout en cette période de retour des obscurantismes religieux, à penser que la raison est notre seul garde-fou, que seul le progrès vers plus de rationalité (mais une rationalité qui prendrait en compte l'imaginaire, les apports de notre connaissance augmentée de l'imaginaire, donc de la poésie) peut nous sauver du religieux, fût-ce le religieux capitaliste.
Il me semble qu'il y a une contradiction majeure dans ton texte : tu en appelles à l'oubli du capitalisme pour lutter contre le capitalisme, au pas de côté (et je serais assez d'accord) mais ton texte ne cesse d'y ramener, d'en être obnubilé, de l'invoquer comme un épouvantail, alors que j'aurais tendance à croire que la poésie n'a pas grand chose à voir avec la question du politique (sinon justement comme pas de côté, comme échappée libre). Ou si elle a à voir malgré tout avec le politique, si elle est résistance, ce serait seulement dans un sens presque physique : comme aptitude d'un matériau à freiner, à ralentir le passage du courant électrique (du courant idéologique du capitalisme). Et tu as raison de dire qu'un livre est une machine à ralentir le monde. C'est une belle image.
Bien à toi,
Laurent