Cher Boris,
grand merci pour ta réflexion-méditation sur les tailles. Je ne la discute pas, il n'y a pas selon moi à être d'accord avec ta vision contre celle de Parant (ou l'inverse). Simplement je suis intéressé de voir comme tu l'exposes, cette vision.
Je reviens du Marché de la poésie, où j'ai croisé notamment Philippe Jaffeux et il y aurait justement des choses à dire à propos de la taille qu'il revêtait à divers moments de la journée pendant ce Marché. On pouvait en effet le croiser assis dans son fauteuil électrique ou bien dans une position dressée, debout : son fauteuil, sans doute le dernier cri en matière de technologie, a en effet la possibilité de se (et de le) mettre en position verticale - ce que je n'avais jusqu'à maintenant jamais vu ni ne savais de l'évolution technique des fauteuils roulants. Spectacle (sans voyeurisme de ma part) étonnant. La position verticale du fauteuil offrant j'imagine un confort supérieur ou en tout cas une station debout jusque là impossible à une personne handicapée comme lui. Mais Jaffeux debout avait l'air davantage enfermé, encagé dans son fauteuil et dans son handicap, bien plus qu'en position assise. Et Philippe, souriant, manifestement heureux de voir du monde, était très émouvant : cette position dressée soulignait sa diminution physique, paradoxalement, plutôt que la corriger, plutôt que lui rendre une dignité. Jaffeux agrandi et miniaturisé dans l'effigie de lui-même par son fauteuil à positionnement variable.
Lorsqu'on serre la main de Philippe elle est molle et l'on songe qu'il ne peut plus taper sur un clavier ni tenir une souris (il me l'a dit). Seul un dictaphone lui permet maintenant de communiquer et d'écrire. il est l'auteur d'une œuvre intitulée Alphabet qui perd donc l'usage scriptural des lettres. Probablement il ne pourra pas terminer Alphabet parce qu'il ne peut plus mettre en forme et en page son texte sans souris ni clavier (il me l'a dit aussi). Son destin a à voir avec la numérisation de l'écriture (le passage par la voix afin qu'un logiciel de reconnaissance vocale écrive à sa place). C'est le système binaire (le 1/0 du langage bit informatique) qui supplée à sa déficience scripturale. La lettre devient nombre, dans la destinée de Jaffeux. On pourrait dire que sa déficience physique le projette dans son destin, comme chez Parant les yeux de l'homme projettent celui-ci dans la pensée. Jaffeux dressé dans son fauteuil transformé en exosquelette avait l'air d'un Sphinx interrogeant l'assemblée des poètes de la place Saint-Sulpice et incarnant le devenir-nombre de la lettre, voire le devenir électronique du livre. On pouvait voir en lui un martyr de la numérisation de la poésie, de sa dématérialisation (contredite par la profusion des livres papier du Marché).
Figure tragique et proprement mythique de Philippe Jaffeux au Marché de la poésie de juin 2015.
Bien amicalement à toi,
Laurent
Bonjour Laurent,
Jaffeux agrandi et
miniaturisé dans l'effigie de lui-même par son fauteuil à positionnement variable.
Effigie, le mot me semble en effet superbement exact. Figement de l’effigie. Efficacité figée de l’effigie. Effulgence fixe de l’effigie. Et c’est aussi comme si ce mot effigie était une sorte de condensation littérale de la formule magique Philippe Jaffeux.
Etrangement le mot fixe a été utilisé à la fois par Mallarmé « Que, dans l’oubli fermé par le cadre, se fixe », par Rimbaud « fixer des vertiges », et par Breton, Explosante Fixe. Et il sera ensuite encore repris par Sollers, Passion Fixe. Le mot a aussi un aspect météorologique, le Beau Fixe des baromètres. Beau Fixe, cela serait un bon titre je trouve. C’est le titre d’un film de Christian Vincent (l’auteur de La Discrète). Je ne sais pas cependant si un livre a déjà été intitulé ainsi.
Au XIIIe siècle, 'fixe' a d'abord été utilisé en alchimie pour désigner un gaz qu'on ne pouvait liquéfier.
Et si le gaz est quelque chose comme la forme chimique du gag, l’effigie serait ainsi aussi quelque chose comme l’effectuation fixe du gag, effectuation fixe du gag par laquelle le handicap devient énigme.
A Bientôt Boris
Oui le mot fixe est très beau. Il est beau parce que selon moi il est d'essence oxymorique, dans sa morphologie même. C'est comme si la croix du x barrait la route à la fuite de l'entame du mot, comme si une broche de métal entravait sa fluidité, comme si le mot passait par la grille de fer de son x, et que le mot s'en trouvait lavé, tamisé, et la volatilité des premières lettres du mot solidifiée.
Je ne peux que t'encourager à utiliser ce titre : Beau fixe.
Le mot effigie m'évoque étrangement quelque chose de dressé, de debout, et en même temps de miniaturisé. Mais je ne saurais pas trop dire pourquoi. Peut-être la proximité du mot vigie et le sens d'image ou d'emblème ?
Bien à toi,
Laurent