Crime de la Musique
Salut à toi Philippe,
(sur animato, les sons sont de petits animaux, de petites âmes fugueuses, c’est vraiment très intéressant, charmant et terrifiant à la fois, cette disparition incessante des sons)
Cela serait à rapprocher d’une formule de Roberto Juarroz. « La musique est faite des foulées d’un adroit animal qui s’approche et soudain disparait. »
A propos du Je.
« Ce qui est dans un homme inimitable par les autres, est précisément ce qu’il ne peut soi-même imiter de lui-même. Ce que j’ai d’inimitable l’est pour moi. » P. Valery, Tel Quel
Le je serait alors l’aspect inimitable de l’identité. Le je serait ce qu’un homme ne parvient jamais à imiter de lui-même. Reste cependant à savoir si cet inimitable est le singulier hors-norme ou l’anonyme indistinct.
« Les mêmes mots appartiennent à tout le monde - et on est à tout moment dépossédé de ce qu’on dit, même et surtout quand on dit « Je », puisque tout le monde emploie le « Je ». » Michel Chion, Stanley Kubrick, L’Humain, ni plus ni moins.
« Je n’ai pas de point de vue. Mon seul point de vue c’est moi, c’est mon existence elle-même. » Jean Eustache (Phrases citées dans le film d’Angel Diez Alvarez, La Peine Perdue de Jean Eustache)
Il est remarquable que celui qui écrit ces mots a précisément pour initiales J. E. Ainsi Jean Eustache n’a pas de point de vue parce que ses initiales disent déjà je, ou plutôt parce que ses initiales sous-entendent déjà je.
Et un extrait retrouvé des Conversations avec Florence Trocmé.
Le livre (…) ne laisse apparaître aucun ego peut être même aucun moi.
Disons plutôt. Ce qui écrit n’est pas le je. Le je serait plutôt ce qui est parfois écrit. C’est pourquoi aussi Je est un chapitre parmi d’autres du livre. Le je est un des éléments du livre, un des éléments chimiques de la table des matières.
Et encore ceci dont je t’avais parlé et que j’avais aussi évoqué à l’intérieur des Conversations avec Laurent Albarracin.
Quand j’étais étudiant à l’Université de Tours, mon professeur préféré qui s’appelait Jean-Didier Urbain avait une fois dit pendant un cours en amphithéâtre quelque chose à propos du style de Beckett qui m’avait beaucoup impressionné. Il avait remarqué que Beckett utilisait très souvent des phrases à l’infinitif et que cet usage de l’infinitif provoquait paradoxalement à l’intérieur de l’écriture de Beckett une intensification de l’émotion, comme si l’infinitif était le mode de l’émotion absolue, de l’émotion absolue parce qu’asubjective.
« Comme je ne suis pas musicien, je connais bien les chansons qui me poursuivent. » Scutenaire.
Ainsi le non-musicien pourrait sembler éventuellement poursuivi et même persécuté à travers la musique. Ainsi le non-musicien pourrait avoir une relation paranoïaque envers la musique.
Celui qui n’est pas musicien considère alors les chansons comme des catalogues de sons, comme des almanachs de sons ou qui sait comme des parchemins de sons. Pour celui qui n’est pas musicien, la chanson survient alors comme un chiffre, un chiffre parmi une multitude de sentiments, un chiffre d’amnésie parmi une multitude de sentiments, un chiffre de hasard, un chiffre d’amnésie aléatoire parmi une multitude de sentiments.
Je t’envoie aussi divers extraits de textes en écho aux thèmes de notre conversation lors de notre première rencontre : la pensée, la paranoïa, le crime etcaetera. L’etacaetera étant justement l’aptitude (ou le penchant) à déceler le souhait du crime, le souhait non-dit du crime.
Ce sont des remarques à propos de Gombrowicz et des extraits de La Haine de la Musique de Pascal Quignard. Je n’y ajouterai presque aucun commentaire. Ce qui est ici important ce sont les extraits des textes mêmes.
Une indication cependant. Je n’ai pas d’affinités profondes avec la pensée et l’œuvre de Quignard. Quelques-uns de ses textes parfois me plaisent. Par exemple Vie Secrète, Sur le Jadis ou Les Paradisiaques. Mais il y a aussi des aspects de son caractère qui m’agacent souvent. Son attitude d’honorable reclus me semble par exemple un peu factice. Pour reprendre une formule moqueuse de Cioran envers Michaux, « c’est un ermite qui connait les horaires des trains. » Il sait d’ailleurs parfaitement quitter son ermitage de la ville de Sens pour accepter les invitations sur le plateau télévisé de F. Busnel. Ce qui m’agace surtout c’est sa façon de s’écouter parler. (Cet aspect sera en effet à relier à ce que Quignard note lui-même à propos de la structure de l’écoute.) Je dois cependant aussi honnêtement reconnaitre que Quignard écrit parfois des phrases qui me troublent énormément et me donnent à penser (pour utiliser une fois encore cette expression de Deleuze qui me plait tant).
J’ai retrouvé aussi les phrases des Essais Critiques de Barthes à propos de Robbe-Grillet qui seraient il me semble à rapprocher de la logique de Gombrowicz. (C’est à l’intérieur de l’article intitulé Littérature Littérale.)
« Il est remarquable que nous ne connaissions du crime, ni des mobiles, ni des états, ni même des actes, mais seulement des matériaux isolés, privés d’ailleurs dans leur description, de toute intentionnalité explicite. Ici les données de l’histoire ne sont ni psychologiques, ni même pathologiques (…), elles sont réduites à quelques objets surgis peu à peu de l’espace et du temps sans contiguïté causale avouée. (…)
C’est seulement la coordination progressive de ces objets qui dessine, sinon le crime lui-même, du moins la place et le moment du crime. Les matériaux sont associés les uns aux autres par une sorte de hasard indifférent ; mais de la répétition de certaines constellations d’objets (la cordelette, les bonbons, les cigarettes, la main aux ongles pointus), nait la probabilité d’un usage meurtrier qui les rassemblerait tous. (…)
On peut donc dire que c’est dans la mesure où la rencontre répétée de quelques objets brise le parallélisme des regards et des objets, qu’il y a crime, c’est-à-dire événement. (…)
Si le crime est corruption ce n’est ici que du temps - et non d’une intériorité humaine- il est désigné non par ses ravages, mais par une disposition vicieuse de la durée. » Roland Barthes
Quelques citations de plusieurs articles à propos de Gombrowicz.
« Cosmos est écrit sur une frontière constamment réversible, menacée, où le pullulement illimité et insignifiant des choses se métamorphose par la seule force d’une association qui exige un sens. »
« La genèse de Cosmos, l’inflexion rétrospective imprimée dans ce bourgeonnement, ces éclosions interrompues, reprises, ces métastases qui en font un « world in progress », le fait incongru de l’oiseau pendu, l’abime du pourquoi de cette intervention humaine, qui excède la raison, le sens, ouvre ce débordement de formes dont le livre est la transcription . (…) Mais ce défaut inaugural se dirige vers une répétition de la pendaison, (…) comme si l’exil du sens (…) était lié à cette possibilité du meurtre, ce meurtre qui revient quand « les autres possibilités sont simplement épuisées. » Philippe Arnaud, Trafics
« Comme c’est rassurant, un moulin dans la campagne, une vache broutant l’herbe. Mais comme c’est inquiétant, dès lors qu’ils entrent dans l’esprit d’un homme, quel qu’il soit. » Pascal Bonitzer, Le Monde troué
« Il faut prendre notre parti d’un fait concret, solide, et violemment gênant, à savoir qu’il y a autant d’hommes que de cosmos bien distincts, autant de prismes qui réfractent arbres, moulins et vaches selon leurs propres lois souveraines. » Witold Gombrowicz, Varia
Ce que révèle l’œuvre de Gombrowicz c’est alors cette situation extrêmement bizarre de solipsismes qui sont cependant en relation. Pour Gombrowicz chaque homme engendre son univers et pourtant l’univers de chaque homme communique de façon perverse à travers tous les autres. Communication perverse parce que ce qui relie les univers des hommes entre eux c’est une sorte de crime insignifiant, une sorte de crime quelconque et informe.
« Ou peut-être pour qu’il y ait du sens, du lien, des figures et des formes, que le monde soit cosmos, sans être celui du dément, vaut-il mieux se faire démon. La perversité fait échapper les choses au chaos, elle institue un sens, elle fait échapper aussi bien au délire solipsiste qu’à la platitude d’un monde purement rationnel. (…) Le meurtre, cabalistiquement, est par excellence ce qui conjoint. » Henri Lewi, Transatlantique, Aller-Retour
Je me demande donc s’il y aurait un crime de la musique. Selon Pascal Quignard le crime de la musique c’est le crime de l’obéissance, l’obéissance de l’oreille, l’obéissance sans condition de l’oreille, l’obéissance inconditionnelle et infinie de l’oreille.
« A la rencontre de la musique, l’oreille ne peut se fermer. La musique, étant un pouvoir, s’associe de ce fait à tout pouvoir. Elle est d’essence inégalitaire. Ouïe et obéissance sont liées. »
« La musique est le seul, de tous les arts, qui ait collaboré à l’extermination des Juifs organisée par les Allemands de 1933 à 1945. Elle est le seul art qui ait été requis comme tel par l’administration des Konzentrationlager. Il faut souligner, au détriment de cet art, qu’elle est le seul qui ait pu s’arranger de l’organisation des camps, de la faim, du dénuement, du travail, de la douleur, de l’humiliation, et de la mort. »
« Primo Levi a mis à nu la plus ancienne fonction assignée à la musique. La musique, écrit-il, était ressentie comme un « maléfice ». Elle était une « hypnose du rythme continu qui annihile la pensée et endort la douleur ». »
« La musique est le règne de « l’intervalle mort ».
Et ceci enfin à relier à notre conversation antérieure à propos de Webern.
« La musique depuis la Seconde Guerre Mondiale est devenu un son non désiré, une noise, pour reprendre un ancien mot de notre langue.
(…)
« Quand la musique était rare, sa convocation était bouleversante comme sa séduction vertigineuse. Quand la convocation est incessante, la musique devient repoussante et c’est le silence qui vient héler et devient solennel.
Le silence est devenu le vertige moderne. De la même façon qu’il constitue un luxe exceptionnel dans les mégapoles.
Le premier qui l’ait ressenti est Webern - mort d’une détonation américaine. » Pascal Quignard
Post-scriptum.
Une indication enfin pour Manon. Un heideggérien trivial et clownesque : Ivar Ch’Vavar évidemment.
A Bientôt Boris
Bonjour Boris,
Le bruit me dérange terriblement. Je te propose crânement deux petits extraits de textes que j’ai écrits à ce sujet, en novembre dernier, peu de temps après notre rencontre :
1 / Navrant de ne pouvoir trainer l’oreille comme on laisse trainer son regard… Hélas ! Il n'est point de recours ! Quand nos yeux se posent longuement sur les choses — sur des choses posées, susceptibles de pause, d’appréhension, de prise, notre ouïe glisse au contraire sur des ondes volages, qui ne font que changer, s’amenuiser, cesser. L’ouïe n'entend qu'une fuite… un bref effondrement… Elle se voue à la perte, à la déperdition.
Les yeux passent ainsi le plus clair de leur temps à se suspendre aux choses, à s'y immobiliser. Nul besoin d’un paysage grandiose, suffisent un strapontin, un genou, une griffure sur la vitre (je suis dans le métro....). Car l'objet le plus humble donne toujours à l’œil de quoi se reposer, de quoi s’appesantir en abondance ; et le monde promet profusion d’abandons, infini de boudoirs pour la vue indolente. L’œil trouvera toujours sa demeure. La vue peut s'attarder, se coucher sur les choses, prolonger à l'envi son amoureuse traîne.
Le tympan ne peut pas se poser sur les sons. Car les sons jamais ne reposent. Ils vont et ils s’en vont, ils passent en courant, désertant l'origine, se donnant au silence. Ils ne sont que s'ils s'en vont...
Les sons sont-ils des choses ? Une vague sans eau, une vague rien que vague, forme sans matière, qui s'efface bientôt : façon d'être bien légère… les sons, des quasi-choses ?… quasi-meubles, diraient les juristes ? Meubles tant, pour autant qu’ils se déplaceront. Tautologie tragique. Le son vit dans sa fin, dans sa disparition, le son vit son instant dedans son horizon. Il n'est, décidément, plus que toute autre chose, qu'une chose du temps, c’est-à-dire pas grand-chose.
(....rêvions d'être des orgues, qui sommes percussions)
2/ […] Je suis assis à l’avant du bus, et malgré les bruits du moteur, je peux facilement entendre leur dialogue. D’ailleurs, j’aurais bien du mal à faire la sourde oreille. Renonçons donc à sortir notre livre du sac. De toute manière le trajet ne dure que cinq minutes. Quand des gens parlent à côté de moi (ou ronflent, ou respirent trop fort), impossible de lire. Cette infirmité me désole : ma grande nullité en matière d’abstraction ; et d’abord mon incapacité à m’abstraire de ce qui m’entoure ; tout m’arrache à moi (quoi que ce moi puisse bien être), tout me distrait (tout m’abstrait de moi-même pour ainsi dire ; le concret m’abstrait chaque seconde ?).
[…]
C’est surtout le son qui me désarçonne. Je n’apprécie pas excessivement cette manière qu’ont les sons de nous traverser, de réclamer incessamment, tandis qu’ils s’enfuient, et parce qu’ils s’enfuient, qu’on les remarque, qu’on en tienne compte, qu’on les compte (et raconte), qu’on les signale. Les sons, pour être et pour durer, n’ont que nous : nous et notre attention, et notre mémoire (La pensée est-elle acoustique, et la mémoire musicale ?). Les sons, souvent je voudrais les fuir, tant ils m’obsèdent, tant ils me transpercent, tant ils semblent exiger de ma part une réponse, du moins un genre de garde-à-vous, un concernement. C’est eux qui, en fuyant, m’empêchent de m’enfuir ! Un comble ! Ils disent : « Sois mon greffier, mon rapporteur, mon commis d’office ! Sois mon assise ! Aide-moi à m’inscrire quelque part ! »
[…]
Amour et haine des sons. Notre passion est d’une ambiguïté révoltante. Misophonie ? Voilà ce que je divague au petit matin, dans le bus, assez fier de ces floconneuses et/ou papillonnantes considérations, il faut bien l’avouer, et tout ceci s’inscrit à l’encre sympathique dans un coin très périphérique de mon esprit, tandis que se poursuit en même temps le babil des agents de la RATP, dont je ne perds pas une miette.
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Je rajouterais aujourd’hui que si les oreilles sont sans paupières, nous avons tout de même nos mains pour nous les boucher, nous avons les boules Quiès, et puis l’exode urbain. Fuir le son n’est pas si difficile. Nombre de musiciens partent à la campagne, pensant éviter ainsi les « noises », les bruits, les sons (bien plus que la musique), fuir d’ailleurs bien d’autres choses (le jeu social, la distraction, et la vie chère…). J’aime la campagne, qui n’est pas si silencieuse que cela. Puis Internet est presque partout, et par ce canal, beaucoup de néo-ruraux parlent et parlent et parlent encore et parlent toujours plus du silence retrouvé et de l’aliénation urbaine. Ils l’écrivent sur les réseaux sociaux et parfois même ils se filment et « diffusent » ceci, ils se diffusent en abondance. On ne s’entend plus !
Je suppose que le bruit nous dérange aussi (surtout ?) parce qu’il ne nous laisse pas en placer une. Notre bruit plutôt que les leurs. Notre bruyante indifférence plutôt que leurs bruyantes indifférences. Notre distraction plutôt que la leur, et ainsi de suite. Bref, la plus grande inconscience, la plus grande inconséquence, la plus grande vanité. Homo sapiens sapiens, décidément tu n’es pas un ange (tu es, notamment, un Je, j’y reviens plus bas).
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La musique nous poursuit, comme Scutenaire semble le suggérer, peut-être parce qu’une fois entendue, elle n’a plus besoin de nos oreilles pour résonner en nous. Elle cesse très vite d’être du son, mais elle ne cesse pas pour autant, elle devient mémoire. Contrairement à ce que tu penses, je crois que ce sont les musiciens qui sont le plus victimes de cette malédiction. Ils entendent une musique, la leur ou celle des autres, et elle s’imprime aussitôt, s’incruste et obsède, remplit tout l’espace mental, c’est à ne plus pouvoir penser, à ne plus pouvoir entendre, voir, toucher, sentir, goûter.
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Quignard, j’ai pris beaucoup de plaisir à le lire à une époque, mais tout de même, cet homme dit souvent des choses curieuses… Ainsi : « La musique est le seul, de tous les arts, qui ait collaboré à l’extermination des Juifs organisée par les Allemands de 1933 à 1945. » Bien évidemment, la musique n’est pas le seul des arts à avoir été mobilisé massivement pour le génocide des Juifs d’Europe. Et pour endoctriner, pour effrayer, pour paralyser, rien ne vaudra jamais la parole, il me semble qu’un écrivain devrait le relever avant de s’en prendre à la musique. Enfin, tout est bon quand il s’agit de courir au massacre.
(Cela dit, il est évident que la musique peut facilement embrigader. Plus le rythme et l’harmonie sont simples à suivre, plus ils nous semblent « naturels », et plus le recrutement se fera sans que l’on s’en rende compte. Voici un intérêt, presque politique, à proposer des musiques qui choquent un peu, ou beaucoup, l’oreille, qui ne s’assimilent pas immédiatement, qui contrarient les habitudes de la mémoire collective)
(Je considère avec la plus grande circonspection certains mouvements de la gauche alternative actuelle, permaculteurs autarciques, biodynamistes azimutés, ou partisans d’une démocratie directe intégrale, liste non close, quand j’entends l’atroce musique qu’ils écoutent et diffusent pour « enrober » leurs propos)
Quignard s’écoute parler. Je suis bien d’accord avec toi, cela dit je ne suis pas sûr d’avoir jamais rencontré quelqu’un qui agissait différemment. Une parole qui n’est pas du tout complaisante à elle-même, c’est le propre de Dieu et de ses prophètes. Au commencement était le Verbe. C’est magnifique, mais je préfère tout de même ceci : dans l’état actuel de nos connaissances, au commencement du Verbe était l’Homme, attentif à son propre chant et au chant de tous les autres vivants. Au commencement, la lyre, et une inévitable auto-complaisance.
Peut-être que Quignard ne se rend pas compte qu’il s’écoute. Si tel était le cas, ce qui me gênerait, ce qui susciterait éventuellement ma juste colère, et mon irrésistible désir de correction, ce serait cette réflexivité tronquée. Car ils avaient des yeux et ils ne voyaient pas ! Perdre de vue le fait qu’on ne se perd jamais de vue, c’est ôter une puissance à notre conscience, une dimension à notre art. Enjeu, en-je, ange : la question est à la fois éthique et esthétique. Nous ne sommes décidément pas des anges, et plus nous croirons le contraire, plus nous serons diaboliques.
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Tautologie : L’infinitif évite la conjugaison. Evite le temps. Et comme le Je semble inextricablement lié au temps, on croirait presque éviter ainsi le Je. Mais Je le rusé a plus d’un tour dans son sac. La conscience de Jules César n’a pas besoin de Je pour s’exprimer d’abondance dans la Guerre des Gaules (idem évidemment pour les mémoires de De Gaulle). L’infinitif, dans le cas de Gestes, m’apparaît soit comme un genre de présent de l’impératif (il faut suivi de l’infinitif), soit comme un genre de subjonctif passé (puissions-nous suivi de l’infinitif), soit comme ce temps qui n’existe pas encore : le conditionnel futur. Quoi qu’il en soit, il semble indiquer un pari, un défi, un espoir, toutes choses qui n’existent que rapportées à un Je ou à une collection de Je.
J’aurais des scrupules à te dire que, lisant Boris Wolowiec, je lis un livre qui s’est écrit en quelque sorte en ton absence. A oui me révèle le cosmos Boris Wolowiec, le cosmos de Boris Wolowiec. Le vrai somnambule ne se souvient pas de ses ambulations. Il n’a rien à en dire.
(Je : le dessaisi qui tente de se ressaisir ; l’objet qui se resubjectivise éperdument ; l’endormi qui s’éveille (ou le voudrait). Et l’inverse, le sujet qui s’objective, l’attentionné qui se distrait, l’éveillé qui s’endort (ou le voudrait). Et caetera : bien sûr, tu as raison, je est un etcaetera, il est la liste interminable, l’intrigue, l’énigme, et son mot.)
On n’est donc plus très loin de Gombrowicz. Mettons que Je ne soit qu’un mot pour viser un brouillard impénétrable, qu’il soit une de ces reconstitutions, de ces fictions nées du besoin humain de sens, de liens, de nœuds, de carrefours embouteillés : Je, ou le crime parfait. Cela ne change pas grand-chose. Nous racontons sans cesse des histoires, mais surtout nous nous racontons sans cesse des histoires. Cette façon de se parler à soi, quoi que ce « soi » puisse être, est sans doute une malédiction, du point de vue de la sainteté, mais je pense que c’est une bénédiction du point de vue de l’art.
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De mon point de vue, en tout cas, car je suis situé quelque part, d’où j’observe et m’observe, créer/produire/inventer/trouver un art sans Je, sans point de vue, un genre d’art « panoptique », me semble être l’une des grandes tentations actuelles. Exemple parmi d’autres, mes amis musiciens rêvent d’extase, il m’arrive parfois aussi de rêver à cette sortie en fanfare ! Ils écoutent de la musique prétendument sans auteur, celle qu’on dit « traditionnelle » (c’est une invention récente), parce qu’elle leur semble une façon de créer sans cette grande faute qu’est le Je, la conscience de soi, l’aperception…. cette grande faute qu’est l’homme, finalement : c’est terrible comme l’air du temps est anthropophobe. Un moyen donc de créer en désertant leur moi. Mais enfin, ce foyer-là, plus on croit s’en éloigner et plus l’on s’y enterre. Moins on le voit et plus il est là. D’ailleurs mes camarades n’oublient jamais de signer leurs travaux (ils ont bien raison), d’attester qu’ils y étaient, que c’étaient eux qui y étaient, que c’est bien leur extase qu’ils communiquent. Je ne juge certainement pas, je me reconnais dans ces vertigineuses contradictions, plus qu’une nouvelle morale, il nous faudrait un art qui nous les montre, qui nous les manifeste dans leur splendeur et leur misère.
Pour s’extasier, il faut partir de quelque part, ce quelque part, on l’appelle soi. Et pour que l’expérience vive ensuite, pour qu’elle entre dans la circulation mondaine, il faut y retourner, au soi, et, de là, parler. Les extases artistiques sont temporaires, de plus elles sont partielles : il restera toujours un petit greffier pour noter ce qui s’est passé, ce qui a été vécu, et pour le rapporter ensuite, pour profiter du plaisir d’être celui qui a vu, celui qui a su, celui qui a dit. La seule extase intégrale, c’est le coma et la mort. Je ne suis pas pressé de ne plus rien connaître, pas pressé de souffler pour de bon mon petit foyer.
Chesterton dit que : « l’homme qui se dresse dans son potager, avec un monde fabuleux s’ouvrant à sa porte, est l’homme aux grandes idées ». J’agrée ! N’allons pas trop vite aux quatre coins du monde ! Il n’est pas si facile, ni si bon que cela, de vouloir nous écarteler. Même, avant d’aller dans le jardin, restons un peu dans notre foyer (dans tous les sens du terme), contemplons-le, connaissons-le, visitons-nous, car ce foyer, c’est Je.
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« Je n’ai pas de point de vue », répond J.E. Voici pourtant un point de vue parmi d’autres, un point de vue énoncé, c’est inévitable, par un JE, ce Je qui est notamment le sujet grammatical de la phrase. La contradiction me parait beaucoup plus redoutable encore que celle qui naît de l’assertion : « La vérité n’existe pas ». Car on peut toujours suggérer qu’une proposition implicite accompagne cette phrase (la proposition : « exception faite de cette phrase »).
Il me semble que la littérature, le roman en particulier, est le domaine par excellence pour faire voir, sans acrimonie, sans vouloir redresser quoi que ce soit, cette dimension extraordinaire, sans équivalent, des hommes : point de vue particulier, conscience de ce point de vue (je), conscience que les autres ont un point de vue et qu’ils ont eux-aussi conscience de celui-ci. Toute la Recherche peut se lire ainsi. Or la littérature contemporaine, la bonne littérature, l’ambitieuse, la démesurée, laisse en plan ces questions (exception notable de Gaétan Soucy). Du coup, les séries télévisées s’en saisissent, et les résultats sont effroyables.
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A chaque individu son cosmos, plus encore, chaque individu fabrique/bricole/fagote chaque instant un nouveau cosmos. Il relie les choses insensées qu’il aperçoit, il crée avec un oiseau et un bout de ficelle un formidable univers de sens, et quand il a fini, il recommence. Il tente de transformer l’assertorique en apodictique. Cette faculté peut le mener aux pires constructions, je suppose. Mais, avec un peu, ou peut-être avec beaucoup d’humour, cela devient une source intarissable de joie. Les univers de sens se cassent la figure à un moment ou un autre, on passe notre temps à constater nos erreurs, leur paille et notre poutre, puis l’on se remet à fabuler, on va donc de culbute en culbute. Je ne trouve pas cette façon d’appréhender les hommes si sordide ou toxique que cela. Gombrowicz m'effraie, m'enchante, me fait beaucoup rire.
Et je pense que dans mes dernières chansons, c’est un peu ce que j’ai voulu faire sentir d’une façon ou d’une autre : le chaos des sensations, le brouhaha sensoriel, mémoriel, le Je débordé de toutes parts, qui ne renonce pas à l’impossible synthèse, à la vision, à la « vista », qui brode à la va-vite, qui fait du sens en dépit du bon sens, et qui se tient un temps à ce qu’il a cru comprendre, qui se tient donc à sa parole, aussi hâtive soit-elle, aussi catastrophiques soient les conditions de son énonciation, qui tient parole aussi longtemps qu’il le peut (et même un peu au-delà).
Je ne dirais pas que la musique est un crime, au sens gombrowiczien, tant elle se soutient elle-même par des lois internes d’équilibre et de disposition, tant elle vise et atteint facilement l’harmonie. Mais la chanson, en injectant massivement l’extériorité de la parole, cet engrais contre-nature, culturel, humain, la chanson est un crime. Un crime heureux, et celle ou celui qui chante ne sait plus très bien s’il est le meurtrier ou la victime. Tant pis, tant mieux, il chante.
(Tout ceci est très long, et décidément trop court. Je te le livre comme ce que c‘est : un chaosmos, bien sûr. Avec plus de temps et de méthode, avec plus d’art, il faudrait notamment revenir sur ce Je lié au temps, parce que Je est aussi le contraire de cela, ce qui nous permet d’échapper au temps, pas seulement chez Proust. Il faudrait peut-être, titanesque effort, voir ce que le dernier Deleuze, celui des rhizomes, apporte, mais aussi ce que toutes les promesses de déterritorialisation retirent au pouvoir créateur. J’aime Deleuze qui écrit à la pointe de son savoir, à la pointe de lui, c’est encore Différence et Répétition, la première partie de Proust et les signes. Le Deleuze d’après me laisse perplexe.)
A très bientôt,
Philippe
Salut à toi Philippe,
« L’oreille humaine interroge sans cesse, car si on regarde bien, elle est en forme de point d’interrogation. » Ramon Gomez de la Serna
Les sons, souvent je voudrais les fuir, tant ils m’obsèdent,
ce sont les musiciens qui sont le plus victimes de cette malédiction. Ils entendent une musique, la leur ou celle des autres, et elle s’imprime aussitôt, s’incruste et obsède, remplit tout l’espace mental
P. Szendy a étudié avec attention ce problème dans son livre Tubes, La Philosophie dans le Juke-Box. C’est ce qu’il nomme la mélobssession. « une de ces chansons que l’on entend par hasard, c’est à dire par nécessité, à la radio, au café, au supermarché : un de ces tubes qui dès lors ne nous lâchent plus, qui sont là sur nos lèvres au réveil, qui rythment nos pas lorsque nous marchons dans la rue ou qui viennent soudain perturber, sans que l’on sache pourquoi, une chaine de pensées, des rêveries dans notre for intérieur.
On peut les aimer ou les haïr : on peut les réentendre bien des années après et être happés par un flot d’émotion nostalgique qui nous emporte vers le passé comme si on y était. On peut au contraire tenter de se défendre de toutes ses forces contre ce parasite musical qui se permet de se saisir de nous … Rien n’y fait, il y a là une sorte de virus qui nous gagne : ce que certains appellent des vers d’oreille. ».
La musique nous poursuit, comme Scutenaire semble le suggérer, peut-être parce qu’une fois entendue, elle n’a plus besoin de nos oreilles pour résonner en nous. Elle cesse très vite d’être du son, mais elle ne cesse pas pour autant, elle devient mémoire.
Les sons, pour être et pour durer, n’ont que nous : nous et notre attention, et notre mémoire (La pensée est-elle acoustique, et la mémoire musicale ?).
Cette idée d’une relation entre la musique et la mémoire est en effet intéressante. La musique serait alors ce qui structure la mémoire. Ou encore la mémoire serait structurée à la fois par le langage et par la musique. La mémoire serait structurée par la conjonction aléatoire, la synchronisation aléatoire du langage et de la musique. Ainsi la structure de la mémoire ce serait le chant. La mémoire serait structurée comme une chanson.
« Le vieillard semble écouter de la musique en permanence. » Ramon Gomez de la Serna
Le tympan ne peut pas se poser sur les sons. Car les sons jamais ne reposent.
notre ouïe glisse au contraire sur des ondes volages, qui ne font que changer, s’amenuiser, cesser
Problème. Si les tympans ne se posent jamais sur les sons et si les sons ne se posent pas non plus sur les tympans, où se posent malgré tout les sons ? Les sons se posent-ils sur le bout de notre nez ou à l’extrémité de nos cils, comme des oiseaux ou des gouttes de rosée. Les sons se posent-ils parfois entre nos doigts comme de petits fantômes de la préhension hésitante ou sous nos ongles comme de la crasse, de la crasse végétale ou de la crasse stellaire, de la crasse d’humus ou de la crasse d’étoiles ? Ou bien les sons restent-ils coincés à l’intérieur même de nos oreilles et se changent alors en cérumen de surdité ? Et si les sons glissent, de quelle manière glissent-ils ? Est-ce comme le serpent ? Et alors s’enroulent-ils langoureusement comme la couleuvre, nous enveniment-ils de zigzags subreptices comme la vipère, se cabrent-ils avec élégance comme le cobra ou nous étouffent-ils très patiemment comme l’anaconda ? Ou bien glissent-ils encore selon la paranoïa onctueuse du poulpe, la vulnérabilité lascive de la limace ou le scintillement grisâtre de l’orvet ?
C’est surtout le son qui me désarçonne. Je n’apprécie pas excessivement cette manière qu’ont les sons de nous traverser, de réclamer incessamment, tandis qu’ils s’enfuient,
En effet les sons ordonnent, les sons ordonnent avec une sorte de lâcheté agaçante. Les sons ordonnent sans avoir cependant le courage de rester ensuite présents afin de répondre aux ordres qu’ils imposent. C’est pourquoi d’ailleurs ces ordres ils ne les donnent jamais, ils les suggèrent et les insinuent, ils les sous-entendent même, ils les sous-entendent sournoisement. L’ordre est le sous-entendu du son. Pour reprendre une idée de Canetti qui assimile l’ordre à un aiguillon : les sons sous-entendent des aiguillons d’ordres ou aiguillonnent des sous-entendus d’ordres. Et s’ils glissent c’est alors à la façon d’échardes, d’échardes plantées dans les tympans, ou plutôt d’échardes fixées en tant que hantises, en tant que hantises parasites à l’intérieur du cœur, à l’intérieur des tympans du cœur.
la chanson est un crime. Un crime heureux, et celle ou celui qui chante ne sait plus très bien s’il est le meurtrier ou la victime. Tant pis, tant mieux, il chante.
Pascal Quignard a aussi parlé de cet aspect du chant (ou de la musique) comme supplice. Selon Quignard ce qui chante c’est d’abord l’homme supplicié, c’est l’homme jeté aux chiens, enchainé à la roue et qui sait même l’homme cloué sur la croix. Ce qui chante c’est d’abord l’homme déchiqueté, démembré et dépecé vivant. « Quand Myron voulut représenter le dieu de la musique, il sculpta Marsyas, ligoté au tronc d’un arbre, en train d’être écorché vif. »
J’évoque aussi cela d’une autre manière à l’intérieur de A Oui.
La musique remue la plaie dans le couteau.
La musique remue la plaie dans le couteau à couper au silence.
La musique remue la plaie du silence dans le couteau des tympans.
Chaque instrument de musique apparait ainsi comme une arme blessée, comme une arme blessée par la paix. Chaque instrument de musique apparait comme une arme abimée, comme une arme abimée par la paix, comme une arme abimée par la plaie de la paix.
Pour s’extasier, il faut partir de quelque part, ce quelque part, on l’appelle soi.
Il me semble que la conscience est ce qui révèle pour toi une singularité. Je n’ai pas ce sentiment. Je considère plutôt la conscience en tant que reflet de la communauté, en tant que miroir des ruminations de la communauté. A propos de l’aspect communautaire de la conscience, Nietzsche a écrit des phrases d’une grande netteté. (Je ne parviens pas cependant à retrouver le passage.) Notre différend est donc là. Je n’ai pas l’impression que la pensée soit une puissance de singularité. J’ai plutôt le sentiment que ce qui affirme l’unicité c’est le corps.
C’est pourquoi aussi je ne dirai pas que le sujet est le point de départ de l’extase. Je dirais plutôt que ce qui apparait comme le tremplin de l’extase c’est d’abord la chair. La chair apparait comme le tremplin par quoi une existence parvient à s’extraire des obsessions conscientes ou inconscientes de la pensée. L’extase c’est le geste par lequel la chair joue à plonger à l’intérieur de ses métamorphoses, à l’intérieur de la prolifération de ses métamorphoses, à l’intérieur de la prolifération insensée de ses métamorphoses afin de s’abstraire des prétentions de la pensée à la vérité. L’extase n’est jamais vraie. L’extase apparait certaine. L’extase ne dit jamais la vérité. L’extase déclare la certitude.
D’ailleurs mes camarades n’oublient jamais de signer leurs travaux (ils ont bien raison), d’attester qu’ils y étaient, que c’étaient eux qui y étaient
Soit. Le je n’est cependant pas identique à la signature. (Salutations à Jacques Derrida.). Le je n’est pas identique à l’inscription du prénom et du nom.
Ou pour le dire autrement je suis Boris Wolowiec, malgré tout ce je suis n’est pas alors celui du verbe être c’est celui du verbe suivre. Ainsi je suis Boris Wolowiec à la trace, à la lettre, à la trace de la lettre. Je suis Boris Wolowiec comme l’animal suit sa proie pour ne pas mourir de faim et qui sait même pour manger l’immortalité.
lisant Boris Wolowiec, je lis un livre qui s’est écrit en quelque sorte en ton absence. A oui me révèle le cosmos Boris Wolowiec, le cosmos de Boris Wolowiec. Le vrai somnambule ne se souvient pas de ses ambulations. Il n’a rien à en dire.
Je dirai plutôt que ce qui a écrit A Oui c’est précisément une forme de présence paradoxale, une forme de présence inconnue, une forme de présence inconnue en deçà de la conscience et de l’inconscient, c’est-à-dire la précision du sommeil, la précision d’inconnu du sommeil. Cette précision d’inconnu du sommeil n’est en effet jamais dite, cette précision d’inconnu du sommeil apparait malgré tout déclarée. L’écriture déclare la précision d’inconnu du sommeil.
Je est aussi le contraire de cela, ce qui nous permet d’échapper au temps,
A propos de la relation du je et du temps Deleuze a écrit dans Critique et Clinique des pages d’une limpidité remarquable.
« Le Moi est dans le temps et ne cesse de changer : c’est un moi passif ou plutôt réceptif qui éprouve des changements dans le temps. Le Je est un acte (je pense) qui détermine activement mon existence (je suis), mais ne peut la déterminer que dans le temps, comme l’existence d’un moi passif, réceptif et changeant qui se représente seulement l’activité de sa propre pensée. Le Je et le Moi sont donc séparés par la ligne du temps qui les rapporte l’un à l’autre sous la condition d’une différence fondamentale. (…) Je suis séparé de moi-même par la forme du temps, et pourtant je suis un, parce que le Je affecte nécessairement cette forme en opérant sa synthèse, non seulement d’une partie successive à une autre, mais à chaque instant, et que le Moi en est nécessairement affecté comme contenu de cette forme. (…) Si le Je détermine notre existence comme celle d’un moi passif et changeant dans le temps, le temps est cette relation formelle suivant laquelle l’esprit s’affecte lui-même, ou la manière dont nous sommes intérieurement affectés par nous-mêmes. Le temps pourra donc être défini comme l’affect de soi par soi, ou du moins comme la possibilité formelle d’être affecté par soi-même. ( ...) Ce n’est pas le temps qui nous est intérieur, ou du moins il ne nous est pas spécialement intérieur, c’est nous qui sommes intérieurs au temps, et à ce titre toujours séparés par lui de ce qui nous détermine en l’affectant. L’intériorité ne cesse pas de nous creuser nous-même, de nous scinder nous-mêmes, de nous dédoubler, bien que notre unité demeure. » Deleuze, Critique et Clinique (Sur quatre Formules Poétiques qui pourraient résumer la Philosophie kantienne.)
Et c’est en pensant à ces phrases de Deleuze que j’évoquais l’hypothèse d’une sorte de schizophrénie réversible de la musique.
je est un etcaetera,
Je, ou le crime parfait.
Soit. C’est en effet ce que j’avais l’intention d’indiquer. Le sens du sujet c’est le crime. Ou encore pour reprendre l’idée de continuité du rien que Baudrillard développe dans Le Crime Parfait, le sens du sujet c’est la continuité de néant du crime (néant au sens sartrien peut-être aussi).
Cela ne change pas grand-chose.
Eh bien, je n’ai pas ce sentiment. Que l’essence même du je soit criminelle, ce n’est pas une question insignifiante. Pour le dire franchement je trouve ton attitude un peu négligente à ce propos. « Le je est un crime et alors ? » sembles-tu dire. Il y a un aspect presque nihiliste dans cette attitude.
Cette façon de se parler à soi, quoi que ce « soi » puisse être, est sans doute une malédiction, du point de vue de la sainteté, mais je pense que c’est une bénédiction du point de vue de l’art.
Tu en arrives donc à penser que le crime du sujet (ou le sujet du crime) est un bien pour l’art : cette revendication du crime en tant que bénédiction a un aspect bataillien très discutable. Il me semble que tu sous-évalues alors aussi l’aspect très inquiétant de la pensée de Gombrowicz. Tu as tendance à ne voir dans les situations de pensée que Gombrowicz expose avec une brutalité minutieuse que de gentils bricolages un peu puérils. Bricolages au sens structuraliste de Lévi-Strauss soit, cependant tu sembles dédaigner le fait que ce que bricole Gombrowicz c’est obligatoirement le crime, c’est obligatoirement une sorte de contamination informe du néant.
Quelques phrases d’Elias Canetti.
« Le paranoïaque n’est nulle part en route. Tout ce qui l’entoure se voit intégré à son labyrinthe intérieur. Il ne peut échapper à lui-même. Il se perd sans jamais s’oublier. »
« Un pays où celui qui dit « je » s’enfonce prestement sous la terre. »
« Montaigne, celui qui dit moi. « Moi » en tant qu’espace, non en tant que position. »
« L’erreur terrible vient de ce terme : « l’homme », qui n’est pas une unité en soi, mais qui comprend en lui-même tout ce qu’il a violenté. »
« Les fragments d’un homme valent tellement plus que lui. »
« Dans la musique, les mots nagent au lieu de marcher comme ils font d’ordinaire. »
« Lorsque l’homme est très heureux, il ne tolère aucune musique inconnue. »
point de vue particulier, conscience de ce point de vue (je), conscience que les autres ont un point de vue et qu’ils ont eux-aussi conscience de celui-ci.
Et de même qu’il y a un point de vue, y’aurait-il un point d’écoute ? Ou encore une « oreille à l’orée de l’œil » comme l’écrit Gherasim Luca ?
« Je n’ai pas de point de vue », répond J.E. Voici pourtant un point de vue parmi d’autres, un point de vue énoncé, c’est inévitable, par un JE, ce Je qui est notamment le sujet grammatical de la phrase. La contradiction me parait beaucoup plus redoutable encore que celle qui naît de l’assertion : « La vérité n’existe pas ». Car on peut toujours suggérer qu’une proposition implicite accompagne cette phrase (la proposition : « exception faite de cette phrase »).
Soit. Je suis d’accord. Une précision cependant. Le problème du point de vue pour Eustache n’est pas strictement verbal, il est d’abord cinématographique, même si ce qu’invente aussi précisément le cinéma d’Eustache (en prolongeant celui de Guitry), c’est le geste de regarder par la parole, c’est le geste d’essayer de transformer la parole en instrument optique. J’ai le sentiment que le génie d’Eustache se trouve là : comment regarder avec la parole, et même comment regarder avec la voix. Comment regarder avec la caméra de la parole, comment regarder avec la caméra de la voix. J’avais évoqué une fois ce problème lors d’une conférence de Jean Douchet à propos d’Eustache. Douchet n’avait alors strictement rien compris à ce que je disais. Il prétendait à l’inverse qu’Eustache à la façon d’Hitchcock ou de Rohmer désirait regarder la réalité à travers l’œil du cerveau, à travers l’œil de la pensée.
Ce qui est intéressant à l’intérieur du cinéma d’Eustache, ce sont les contradictions de ses principes. Eustache cherche en effet à concilier l’automatisme de la caméra, l’automatisme de l’enregistrement de la caméra, la caméra comme absence de point de vue donc - Pour Eustache il suffit en effet de poser la caméra n’importe où et elle enregistre quoiqu’il arrive le réel - et une sorte d’œil très étrange, l’œil très étrange de la parole même, l’œil très étrange du discours qui chez Eustache est pourtant celui d’une caméra posée quelque part, quelque part et non n’importe où. Chez Eustache ce qui pose la caméra en un lieu précis, ce n’est pas une décision programmatique de la pensée comme chez Hitchcock, Kubrick ou Rohmer, c’est plutôt quelque chose comme une improvisation imprévisible de la parole (c’est l’aspect extrêmement diderotien d’Eustache).
C’est pourquoi aussi la question de la vérité chez Eustache s’évanouit, elle s’évanouit à l’intérieur de l’œil de la parole. L’œil de la parole sait en effet comme le dit Léaud de façon nietzschéenne dans La Maman et la Putain que « le faux c’est l’au-delà. ». Eustache invente ainsi une sorte de cinéma documentaire du faux, un cinéma documentaire du faux au-delà. Pour Eustache, le cinéma de fiction c’est le cinéma documentaire du faux au-delà.
qui se tient donc à sa parole, aussi hâtive soit-elle, aussi catastrophiques soient les conditions de son énonciation, qui tient parole aussi longtemps qu’il le peut (et même un peu au-delà).
Eh bien, il me semble que cela pourrait aussi être dit à propos du cinéma d’Eustache. Essayer de tenir la parole, essayer de tenir l’imbroglio de la parole au-delà d’elle-même, par-delà le temps même, il me semble que La Maman et la Putain révèle par excellence cela.
Je viens aussi de revoir Gladiator de Ridley Scott. Ce qui est flagrant c’est que Scott essaie de montrer la noirceur de Rome. Scott montre Rome comme puissance noire. Ce qui apparait alors évident c’est que Scott est surtout un cinéaste architecte (comme Kubrick ou Cimino). Ou plutôt Ridley Scott est à la fois un cinéaste du combat (Les Duellistes) et de l’architecture (Blade Runner). Dans Gladiator Scott parvient ainsi à allier ses deux préférences formelles et filme des hommes qui combattent à l’intérieur d’une architecture monumentale. C’est pourquoi même si le film est historiquement idiot il apparait malgré tout esthétiquement impressionnant.
Il y a une scène du film où Maximus et ses amis gladiateurs esclaves se tiennent à l’entrée du Colisée et où l’un d’eux s’exclame. « Je ne savais pas que les hommes avaient le pouvoir de construire des bâtiments aussi gigantesques. » J’ai le sentiment que la force du cinéma de Ridley Scott vient de cette admiration naïve qu’il ressent face au gigantisme des constructions de la civilisation. C’est pourquoi je te disais l’autre fois chez toi que Ridley Scott était d’abord un cinéaste de la civilisation, un cinéaste des formes spatiales de la civilisation, un cinéaste des compositions spatiales de la civilisation.
A Bientôt Boris
Bonsoir Boris,
(« Les fragments d’un homme valent mieux que lui. » écrit Canetti.
Oui, mais ils auront tout de même du mal à advenir et à persister seuls, ces fragments, dans je ne sais quel éther ou formol, sans le secours du « tout » qui vaut pourtant moins qu’eux. Alors que faire ?)
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Merci pour ces belles considérations sur le cinéma d’Eustache, pour celles sur la passion du gigantisme architectural de Ridley Scott (comme tu as raison !), et pour cette impressionnante salve d’hypothèses sur les sinuosités animales du son. A propos d’un son réifié, cérumen ou stalactite, je ne crois pas qu’il y ait, qu’il puisse y avoir, concrétion de son nulle part. L’oreille a été sonnée, pour rien, et par un presque rien qui a déjà disparu. Je me dis que les sons nous renseignent sur la vie tout à fait secrète des particules, c’est-à-dire du cosmos entier, nous compris, cosmos dans lequel toutes les petites choses sont à la fois des vagues sans lieu précis et des corpuscules évanescents, ou plutôt volages. C’est peut-être cette révélation qui nous est si insupportable.
Un genre de cri de la soie. Crissement de la matière insaisissable sur la matière insaisissable. Rien ne se repose. Voilà peut-être ce que me raconte cette glissade sadique des sons, voilà un point d’écoute particulièrement inconfortable.
Je ne sais pas si l’oreille est à l’orée de l’œil, mais elle appréhende peut-être mieux la matière que ne le fait celui-ci. L’œil, s’il était plus performant, verrait à son tour la lumière pour ce qu’elle est, des photons, des ondes, des vagues, rien de stable, rien qui se pose, rien qui ne soit tout à fait là où il a l’air d’être. Tout bougerait sans cesse et nous souffririons alors d’une effroyable cinétose, sans parler d’un vague-à-l’âme constant, sans doute invivable.
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« Je ne dirai pas que le sujet est le point de départ de l’extase. (…) La chair apparait comme le tremplin par quoi une existence parvient à s’extraire des obsessions conscientes ou inconscientes de la pensée. »
Le sujet comme point de départ de l’extase ; mais si, je crois que nous sommes d’accord sans le savoir : l’extase serait justement cette partance loin du sujet, hors de la conscience, cette vacance, cette exfiltration. C’est bien du sujet qu’on part, c’est bien de lui que l’existence va s’extraire (si elle y parvient). Je ne pense pas que nous disions deux choses différentes. Mais je n’ai sans doute pas été assez précis dans mon précédent message.
La mésentente porterait plutôt sur la possibilité de cette extase totale, de ce désassujettissement complet. Il me semble simplement constater que le petit greffier reste toujours là pendant le voyage, planqué, atone ou presque, dans son coin minuscule, mais qu’il se manifeste vivement sitôt qu’on revient « à soi ». Et, au retour, soyons justes, cet insupportable fanfaron nous raconte parfois de très belles choses, il est l’initiateur des « il était une fois » les plus inattendus.
(Une minuscule et sans doute très fausse intuition me fait dire que la sociologie du touriste de ton ancien professeur ne serait pas inutile pour essayer de voir à quoi pourrait ressembler un je vacancier de l’extase. Dès que je pourrai j’irai lire ses travaux.)
« Il me semble que la conscience est ce qui révèle pour toi une singularité. Je n’ai pas ce sentiment. »
Révéler, pourquoi pas ? Dire que la conscience révèle une singularité, ce n’est pas du tout dire que la conscience elle-même est singulière, mais seulement qu’elle constate, enregistre, restitue comme elle peut une singularité à laquelle elle pourrait bien, à la limite, ne pas participer du tout. C’est donc un genre de révélateur. Je ne dis pas que ce révélateur est infaillible, au contraire, il ne cesse de se tromper. Il fait ce qu’il peut. Il a quelques réussites à son actif. Je ne dis même pas qu’il est le seul révélateur de singularité. Mais il est le plus constant, et peut-être celui sans lequel tous les autres révélateurs resteraient silencieux.
« Je considère plutôt la conscience en tant que reflet de la communauté, en tant que miroir des ruminations de la communauté. A propos de l’aspect communautaire de la conscience, »
…eh bien, justement, l’aspect communautaire de la conscience n’est qu’un de ses aspects. Et même à ce bas niveau de singularité, aucun ruminant du troupeau ne doit mâcher tout à fait de la même façon l’herbe commune. Puis, si la conscience mâche et rumine, ma foi, la voilà devenue bien bête : tu devrais être content. Ce n’est pas qu’une plaisanterie. Je crois vraiment que la conscience est une façon propre à notre chair, notre chair d’animal humain, l’une de ses manifestations les plus tenaces, et d’une certaine façon, les plus tangibles.
Peut-être que la mésentente porte ainsi sur l’existence d’une coupure entre chair et pensée. La pensée nait tout de même dans la chair, elle est quelque chose de notre chair. Il y a des neurones partout dans notre corps, dans le ventre, dans le cœur. La chair pense. Le cerveau, c’est notamment de la chair qui pense qu’elle pense.
La présence paradoxale dont tu parles, et certes je te crois, je te fais confiance, j’ai tout de même envie de lui conserver ce nom de « conscience », ou bien « quasi-conscience », ou « quasi-je », ou je ne sais quoi d’autre indiquant que la réflexivité n’a pas totalement disparu, qu’une transposition existe, qu’il est encore un foyer, une chambre obscure qui déforme, qui reflète en modifiant, à partir d’un certain point de vue ou d’écoute ou d’appréhension.
Enfin, dire « je suis Boris Wolowiec », c’est tout de même laisser dans l’écriture, ou tout près d’elle, un je qui piste quelqu’un ou quelque chose. Si ce je pisteur n’était pas là, Boris Wolowiec pourrait bien continuer à courir, personne n’en saurait rien. Peut-être même que sans ce je, Boris Wolowiec arrêterait de courir, et le livre de s’écrire.
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((((Par ailleurs, je ne sais trop où mettre ceci dans ce message, alors je l’insère entre des parenthèses, tu seras sans doute d’accord avec moi pour considérer qu’il y a une différence entre conscience et je. Je suppose la conscience, et réciproquement, mais l’une n’est pas tout à fait l’autre. C’est en ce sens que je considère je comme une fiction, ou, admettons, un crime, une fiction instable, historique, en partie communautaire si tu veux : c’est ainsi que je comprends tes considérations sur les différentes manières d’être sujet, dans notre échange vélowiecien. Le phénomène de la conscience me semble plus invariant, moins accidentel, moins criminel.))))
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L’extrait de Critique et clinique est passionnant. Seulement, cette façon d’associer nécessairement Je à l’action, à la détermination du moi, lui purement passif, ne va pas de soi. « Je suis souffrant », « je suis impotent », « j’ai mal », sont pourtant des énoncés tout à fait dicibles, des aveux de passivité immédiatement compréhensibles, sans devoir ajouter qu’ils déterminent un moi. Il me semble que Je est souvent celui qui dit : « je n’y arrive pas » ; celui qui pense : « je subis », l’instance qui constate la chute au moment où elle se produit, sans rien pouvoir y changer. Le Je proustien par exemple est un je de l’extrême passivité. Il est aussi impuissant à changer de pente que la volonté si involontaire de Schopenhauer.
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Toute pensée prétend-elle être vraie ? Par exemple, la pensée scientifique vise à produire des énoncés réfutables, non des énoncés vrais : est-ce à dire que ce n‘est pas une pensée ?
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Je ne pense pas que Gombrowicz pratique de gentils bricolages puérils. Au contraire, je pense qu’il nous fait voir nos « propres » édifices sous ces trois aspects (et bien d’autres) : gentils, bricolés, puérils. Et, peut-être, insupportablement proches du néant, du diable, du ouine. En ce sens Gombrowicz est impitoyable, et la joie qu’il suscite chez son lecteur amoureux est sans doute un peu masochiste, en tout cas non dénuée d’ambiguïté. Mais enfin, si le néant est si proche, s’il nous contamine sans cesse, il faut bien en tenir compte, ne serait-ce que pour le garder à distance (dans la mesure du possible...).
Quant à mon possible nihilisme, je ne dis pourtant pas que tout se vaut. Je ne dis pas que tous les crimes, tous les bricolages, tous les fagotages ou faragotages sont équivalents. Quoi qu’il en soit, le chaos — au moins mental — est sans cesse déjoué par nos gentilles constructions puériles, nos bêtes ruminations. Ce n’est pas RIEN. Ces constructions fragiles ont une valeur, et elles n’ont pas toutes la même valeur.
Je considère par exemple que le bricolage « Holiday » de Madonna est un crime épouvantable, une vraie apologie du néant, tandis que le bricolage « à bicyclette » de Montand (Pierre Barouh) est un crime magnifique : une non-nécessité qui tient pourtant par miracle. Je considère bien d’autres choses à propos de ces deux chansons, je n’en reste pas là, mais en tout cas, d’emblée, sans besoin d’une théorie préalable, je pose avec certitude des valeurs différentes, des différences de valeur.
Je laisse pour l’instant la question très inquiétante de la paranoïa. A vrai dire, c’est notre époque qui est paranoïaque, tout le monde voit des complots partout, chacun extrapole n’importe comment à partir d’insignifiants détails et conclut qu’on en veut spécifiquement à sa peau. Ce sont des bricolages fort laids, pour le coup. Mon fichu désir de singularité, et un certain amour des belles formes (au lieu du pataquès complotiste), me poussent à croiser les doigts pour ne pas être paranoïaque (au moins, pour l’être moins que la plupart des autres)…
*
Mélobsession : ce qui me frappe, c’est que le potentiel de « dissémination » d’une mélodie pop dépend souvent de son « degré » de généricité ; plus la musique est stéréotypée et moins la mémoire devra faire d’efforts pour la retenir ; elle n’aura qu’à réagencer sommairement des structures musicales déjà inscrites en elle. D’ailleurs ce n’est même pas la mémoire qui réagence, tout se passe comme si c’était la chanson qui s’en chargeait elle-même. Alors, elle se comporte effectivement comme un virus (précisément : un rétrovirus). Le tube inscrit sa toute petite séquence dans le plus grand nombre de mémoires possibles, il traficote les synapses, il se réplique avec succès. C’est son aspect pathologique. La socio-biologie parlerait de « mème » particulièrement efficace ! Mais, par ailleurs, comme le dit Szendy, c’est un genre de marqueur temporel. On peut tirer à sa suite tout un fragment du passé, et peut-être même lui redonner vie. En tout cas l’illusion fonctionne. Et de ce générique mâtiné de néant naît peut-être du singulier miraculé ?? Sauvé des ondes ?
(notre madeleine est industrielle)
A très bientôt,
Philippe
Salut à toi Philippe,
(notre madeleine est industrielle)
« Benjamin est sans doute l’un de ceux qui ont pris le plus au sérieux l’idée, avancée ironiquement par Marx, qu’une marchandise pourrait avoir une âme ou un « point de vue ». (…)
« Ce qu’on pourrait appeler le moi musical ou le je lyrique de la chanson, ce serait donc la voix de la marchandise elle-même, en train de parler d’elle-même. » P. Szendy, Tubes, La Philosophie dans le Juke-Box
A Bientôt Boris
Cher Boris,
Oui.
Oui mais.
Oui mais cette voix, ce moi de la marchandise est une illusion, l’effet d’un art, le résultat du travail d’un artificier (c’est-à-dire de l’auteur-compositeur mais aussi, et surtout, en
l’occurrence, de l’auditeur).
Je-Szendy souffle sur les braises de quelques chansons de pacotille qui ont bercé son enfance. Et, en usant des intimidantes périodes du discours philosophique, et du conditionnel le plus
rhétorique (le plus « rhétorisant », rhétoterrorisant), il se prend à rêver qu’elles sont douées d’un genre de proto-conscience (« parler d’elle-même », c’est bien de cela qu’il s’agit, le degré
zéro de la réflexivité).
Le miracle, c’est d’être capable de générer du lyrisme au contact de ces glaciales marchandises musicales. Mais enfin, Szendy devrait souffler sur de plus jolis foyers. (…)
*
Ce ne sont pas les chansons qui nous parlent, ou qui parlent d’elles-mêmes. C’est nous qui parlons aux chansons.
« [Ma grand-mère] avait peut-être plus à dire à son petit livre que son petit livre n’avait à lui dire. Mais les poètes sont coutumiers de pareilles confidences ; nous ne les aimerions pas tant
s’ils n’étaient pas faits pour nous écouter plus encore que pour nous parler » écrit Anatole France.
A bientôt,
Philippe