Salut à toi Philippe,

 

 

J’ai parfois pensé à toi à l’intérieur de mes lectures. Voici les archives de ces instants où une phrase d’un livre coïncidait avec le souvenir de ton existence ou avec le futur de ton existence, ou avec le souvenir futur de ton existence (je ne sais comment dire cela avec précision).

 

 

« Le chant du merle. Sa beauté est dans son hésitation. Il hésite dans le beau. »   R. Munier

 

« Seuls chantent les oiseaux des jardins des bois. Les grands rapaces qui se déploient dans les solitudes, les blancs oiseaux des mers, n’ont que des cris. »   R. Munier

 

 

« Je ne supporte que la musique contingente, celle qui retentit par hasard. »  Handke

 

« Je ressens souvent la musique comme une inopportune traduction ou même transgression ou même éviction du silence »   Handke

 

« Parfois il arrivait à jouer le travail, comme on joue de la musique ; et le plus souvent vers la fin de son travail. »   Handke

 

 

« La musique ne présente ni ne représente rien. (…) Elle a ce privilège par ses artifices de rendre sensible à toute la superficie du corps, y compris les parties dites profondes… »  G. Deleuze

 

« Dans la musique, chercher premièrement, instinctivement, non le plaisir, mais la construction ; non seulement celle qui fait la musique, mais celle que la musique fait de nous. Car le bienfait le plus insigne que nous retirons de la musique, pourvu que nous l’écoutions de manière ascétique et respectueuse, est à la longue une construction de nous-même, aussi profonde et puissante qu’elle nous était d’abord insensible. »   François Cassingena

 

« La musique ne distrait point du silence ni ne l’interrompt, mais elle éduque au silence et le préface. On ne fait jamais si bien silence qu’à l’issue de la musique. On ne fait nul silence meilleur qu’intimement tissé de musique. Comme la musique explicite le silence sans le dénaturer, le silence « implicite » la musique sans l’anéantir. »   François Cassingena

 

 

« Je tiens le flot de la rivière comme un violon. » Eluard

 

« On se penche sur un ruisseau pour en mieux capter les sons. On verse la tête en arrière pour mieux humer les effluves d’un orchestre. Car la musique des hommes s’adosse aux sons  d’avant pour compléter les sons du moment, tandis que la musique de la nature est une trainée phosphorescente, où le son a déjà dépassé l’ouïe quand nous l’entendons, étant déjà dans la « seconde vue » de l’ouïe quand nous le percevons dans l’ouïe première. »   Chazal

 

 

« Labyrinthe : oreille. Système labyrinthique de l’oreille, organe de l’équilibre. » P. Muray

L’oreille apparait comme une sorte de labyrinthe portatif. Nous disposons ainsi à chaque instant de deux labyrinthes portatifs de chaque côté du visage. Nous disposons de deux labyrinthes portatifs de chaque côté du visage afin d’équilibrer la chair. L’oreille est à la fois un labyrinthe et un point d’interrogation. L’oreille tourne sur elle-même comme un labyrinthe d’interrogation,  comme un labyrinthe de cartilages, comme un labyrinthe d’interrogation cartilagineuse afin d’équilibrer la chair, afin d’équilibrer paradoxalement la réponse de la chair.

 

« Toutes les formes de la sensation meurent dans l’ouïe. L’ouïe est la fosse commune des sons. »  Chazal

 

« Anaxagoras Chaumette, un des leaders de la Commune de Paris pendant la révolution, fonde en 1793, en plein terreur, le conservatoire de musique. C’est assez extraordinaire. Deux siècles plus tard, ça m’a inspiré une scène que je rapporte dans Allemagne Neuf Zéro. En visitant les anciens studios de Babelsberg  qui commençaient à tomber en ruines, Eddie Constantine demande au comte Zelten : « Est-ce que, quand les ténèbres sont venues, on fera encore de la musique ? » Zelten, je lui faisais dire une parole de Brecht : «  Oui, il y aura la musique des ténèbres. »  J.L Godard

 

 

Et enfin quelques phrases d’André Hirt. Ce sont des extraits de trois études publiées sur Muzibao. 

 

 

En quoi sommes-nous des êtres musicaux, à savoir rythmés et modulés, des êtres percussifs et mélodieux, des êtres bercés et plaintifs, et comment ces dimensions qu’on recouvrira du nom unique de musique forment les formes du langage, de la figuration et de l’imagination, et en quoi elles ne relèvent pas directement de l’art, mais plus fondamentalement de l’existence ?

 

L’existence en effet, cela se trace, s’inscrit et s’écrit bien plus rigoureusement, rigoureusement et primitivement, et en un tout autre sens que la biographie. Et ce qui s’écrit là, on ne sait d’ailleurs pas sur quel support, c’est d’abord, originellement et continument juste une atmosphère, une ambiance, une tonalité, au mieux une sonorité. Parce qu’il n’existe pas de support à et pour l’existence, ni texte ni partition, ni même mémoire orale, pas davantage d’enregistrement, qu’il soit analogique ou numérique, parce que rien n’est gravé en cette matière bien qu’elle ne cesse de « se » graver, chaque fois et pour chacun de façon nouvelle et imprévisible

 

En tout cas, la musique n’est pas seulement ce qui s’écoute (cela est moderne) ou qui se pratique (la tradition la véhicule ainsi), elle est ce qui « s »’existe, c’est-à-dire sans coquetterie inutile ce qui s’envoie, et avant tout s’expulse et se pulse, se bat, s’invente une forme qui n’est pas donnée, alors même qu’elle le croit encore, par hérédité et héritage, éducation et imitation.

 

Le mieux, peut-être, pour le comprendre est de convoquer l’image inverse d’une existence qui a perdu tout fil musical, une existence déliée et dénouée, apparemment plus libre, mais en l’occurrence libre de rien, se présentant à elle-même comme un rien libre mais ne délivrant ce faisant pas de sens, l’absurdité (et la surdité selon l’étymologie) même.

Si l’on reconnaît cette dimension, alors la morale kantienne qu’on a pris pour objet et pour mesure, parce qu’elle convoque tous les aspects de ce qu’on veut signifier, propose la musicalité comme un devoir.

Si l’on s’avance davantage, on sera amené à dire que la moralité est la musicalité, ce que certains romantiques avaient compris (« (…) ton existence doit être une musique »).

Nietzsche ne dit rien d’autre que ceci : l’existence est toujours une forme de musique, plus exactement une décision musicale.

Avec Nietzsche toutefois, c’est-à-dire aussi là où en gros nous en sommes nous-mêmes et avec nous-mêmes, tout se passe comme si l’impératif cherchait sa musique, comme si une musique s’était perdue et encore que d’autres formes de musiques s’étaient imposées mais sonnaient comme faux dans une cacophonie que les aspects du désordre et de l’épuisement contemporains ont à l’évidence revêtus. L’existence, désormais, est suspendue ; la musique l’est également. Les deux sont en attente d’elles-mêmes.

Très concrètement : comment exister, dès lors qu’on ne se satisfait pas de seulement vivre – bien que peut-être il nous faille désormais rabattre nos prétentions sur la simple survie ! Et sous quelle conduite, avec quel tempo ?  Et quel serait le tempo le plus exact de l’existence –

On comprend que nous rejoignons ainsi ce que Nietzsche entendait par l’expérience dangereuse, et la plus solitaire en ce qu’elle requiert une responsabilité immense, car risquer de perdre sa musicalité est pour l’existence le plus redoutable. Et même, risquer de se perdre dans des musicalités d’emprunt, vaincus par la fatigue comme nous le sommes, perdre toute musique peut-être, voilà ce qui serait le plus à craindre. 

Par exemple que les mots ne peuvent dire la musique ne signifie pas une impossibilité, mais que la musique reste la musique, que le reste intraduisible est précisément la musique, et encore que pour faire l’expérience de la musique il faut faire celle de l’intraduisible en question.

 

L’existence ne se laisse pas dire comme un mot pour une chose. Toutefois, elle se laisse évoquer, elle prend voix et ce faisant elle se module, se rythme, tout simplement montre sa tessiture et son grain.

 

Comment pourrait-on écrire la musique sans (en) connaître l’alphabet ? La question possède-t-elle une quelconque pertinence quand on sait par ailleurs clairement que nous parlons avant de savoir écrire ?

 

 

La musique, nous-mêmes et la musique comme nous-mêmes sommes des envois – l’existence est du reste cet envoi, cet écart originel, structurel et temporel,

 

 

 

 

                                                                                                  A Bientôt                         Boris

 

 

 

 

 

 

 

Bonjour Boris,

(…)


J’ai en tête l’impressionnant assemblage de citations que tu m’as envoyé en début d’année — les instants d’une phrase d’un livre coïncidant avec le souvenir de mon existence, ou la prescience d’un souvenir futur —  c’est époustouflant, mais on ne peut en rester là (ou alors si? je ne veux pas en rester là). J’imagine une impossible réponse (mettons : un rebond) depuis plusieurs mois, à la fois ample comme un déconfinement et affutée comme un je valéryen. Elle viendra.


*


(A l’INSEP, j’ai accompagné ces derniers mois une jeune footballeuse, Océane B., gardienne de but, (...) Nous avons lu ensemble certains de tes textes (Remarques à propos du football, Messi clinamen des météores). Le mot clinamen fut admis sans difficulté (et donc réinjecté dans le dictionnaire de la langue vivante), l’oscillation entre visible et tactile lui a semblé la bonne manière de parler du sens du jeu. Le confinement nous a surpris avant de pouvoir aborder le portrait de Buffon.)


(puis on m’avait demandé de réorienter mes cours vers  « la présentation de soi et de son projet professionnel à l’oral »)


(Océane adore Victor Hugo)



A bientôt,


Philippe

 

 

 

 

 

 

 

Salut à toi Philippe, 

 

(…)

 

J’attends aussi ta réponse à la mosaïque des citations.

 

Et je salue la jeune Océane aux vagues de cristal. En effet, jouer gardien à la manière de  Lautréamont ce serait superbe. 

 

 

 

 

                                                                                                  A Bientôt                         Boris

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Bonjour Boris.

 

**

 

Innocence et docilité du petit air ; la mélodie se laisse apprivoiser, puis on la fredonne, puis elle se fredonne en nous, puis elle nous fredonne en quelque manière. Comme si la musique était le musicien et nous l’instrument. Cette pure âme a trouvé en quelque sorte une incarnation.

 

Nous sommes le moyen de réalisation de cette inhumaine. La musique ne respecte pas du tout l’impératif kantien ; c’est la contrepartie de son innocence.

 

Alors, si le flot de la rivière est déjà de la musique, je ne tiens pas le flot de la rivière comme un violon mais le flot est en train de jouer de moi ; de m’interpréter ; je suis sa corde sensible.

 

Je préfère l’idée d’instrumentalisation (mais de quoi ? du moi ? de la mémoire ? de la chair concentrée sur son inconscience ?) par la musique à celle de construction « que la musique [ferait] de nous » du Frère François Cassingena.

 

Et je me méfie un peu de cette écoute « ascétique et respectueuse ». On peut être tout ouïe de mille façons (affalé sur le canapé par exemple, tu parles d’un ascète), et l’on entend souvent mieux quand on fait autre chose qu’écouter.  

 

(…il me semble que l’ascète, écoutant respectueusement la musique des astres, finit toujours par s’entendre respirer et penser, et par ne plus rien entendre d’autre. Un peu de bruit et d’irrespect ne font pas de mal.)

 

En tout cas, reconstruit ou instrumentalisé ou interprété par une musique, l’auditeur la déforme/reforme tout autant. Il la fait « à son oreille », à son âme labyrinthique, qui commence peut-être bien par le point d’interrogation, ou l’hameçon (âme-son) de l’oreille. Au contact de tant de chairs, d’osselets, de cartilages, le petit air se corrompt, perd aussi de son unicité. Les standards de jazz, les vieilles mélodies, ont pris de la corne, et chacun les fait chanter à sa façon, qu’il soit musicien ou non.

 

(Sans doute les idées suivent la même carrière ; le marxisme ne sonne pas pareil chez Adorno ou chez Manchette)

 

La musique ne sort donc pas indemne d’être entendue. L’interprété interprète à son tour, il y a dans cette réciprocité un genre d’amour-vache, de vengeance passionnelle. Ainsi Baudelaire enseigne cruellement la décomposition à l’âme innocente qui l’accompagne dans sa promenade. Et Coltrane en chante de belles à Summertime.

 

Certes les mots ne peuvent pas plus dire la musique que la musique ne peut musiquer les mots. La saveur de la chanson tient aussi à cette co-impossibilité. Mais ce que nous fait la musique, « malgré elle », nous pouvons nous efforcer de le formuler. André Hirt insiste dans le texte que tu cites (pas dans les extraits que tu m’envoies ; mais enfin c’est vers ça qu’il veut aller) sur la plainte, la souffrance de la musique, souffrance modalisée, vocalisée. La musique chanterait (ce verbe faute de mieux, tu m’as tantôt interdit « exprimer », sauf en matière de jus d’orange, j’obéis) un « reste intraduisible », qu’elle partage(rait) avec l’existence. Je n’aime pas trop cette façon de la considérer. Je peux bien entendre ma plainte en écoutant la musique (et encore), et celle du musicien, et celle du chanteur, mais je ne suis pas sûr du tout d’avoir déjà entendu une musique se plaindre, à parler strictement (au contraire, elle a sa façon de toujours crier victoire). De plus, dans la vie des idées, l’ « intraduisible » commence à avoir du plomb dans son aile d’ange. 

 

Ces réserves mises à part, je suis réceptif à ce qu’écrit Hirt. Il me semble qu’on peut entendre la musique comme un appel à éveiller la chair, cette sourde, cette absurde selon l’éclairante étymologie qu’il donne. A l’éveiller à la musique, aux rythmes, pulsations, battements dont il parle, autant dire : à éveiller la chair à elle-même ; à rendre la chair consciente d’elle-même.

 

Pessoa écrit : « l’inconscience est le fondement de la vie. S’il pouvait penser, le cœur s’arrêterait. »

 

Le crime de la musique, alors, ce serait de donner ce miroir (mortel !) au corps. Mais c’est un échec, heureusement, la chair reste aveugle et absurde comme un pot.

 

Moins tragiquement, plus justement peut-être, la musique offrirait une chance à la conscience de s’éprouver comme rythmée, pulsée, oscillante et charnelle d’une certaine manière. De saisir « le flux et le reflux de ma conscience », « deux marées au sein de la nuit noire » (Pessoa encore).

 

Et peut-être alors que la musique rend également « sensible à toute la superficie du corps » (François Châtelet cité par Deleuze !), sensible à la surdité même de la chair.

 

Plutôt que d’un équilibre de la chair, alors, il faudrait évoquer un équilibrage chair/conscience opéré par la musique, l’harmonisation res cogitans / res extensa. La musique serait un terrain d’entente.

 

Terrain, territoire, paysage temporel évidemment. Timescape…(Gregory Benford !) (le temps, cet escape game...)

 

Car cette chose immatérielle prend sa forme dans le temps, ou sur celui-ci, et pour revenir à une autre discussion, si le temps a une forme, c’est sans doute une forme musicale. Il prendra toutes les formes que sculptera la musique. La musique esthétise le temps, et nous délivre de notre anesthésie du temps. Là où la danse spatialise le temps, dispose des rythmes dans l’espace, la musique travaille directement « sur pièce ». Ce n’est pas une figuration, pas une représentation, mais une vraie formation. Il me semble que Hirt, si « sensible » à Heidegger, aurait pu saisir là l’occasion d’une glissade vers être et temps, cependant je ne suis pas philosophe, et peut-être le fait-il ailleurs, et mieux, et plus loin encore en terre ou ciel d’abstraction.

 

Par la musique l’ « être » se déploie dans une plénitude paradoxale, insoutenable (!) parfois, les choses corporelles et spirituelles que nous sommes s’exposent dans leur plus infime appareil, ondes, ondines de la couleur du temps. Le masque d’immobilité de la matière est levé par la plus modeste chansonnette. Soudain le marbre est léger.

 

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Quant à moi, je t’écris sous la dictée de rien du tout, mais à l’écoute de Miles Davis, Wayne Shorter, Herbie Hancock, Ron Carter, Tony Williams, et Peter Gabriel (celui de 1977, Car, il faut toujours citer ses sources). C’est peu dire que je manque de forme depuis quelques lustres. Je ne sais pas à quel point ce que je raconte sur la forme du temps tient, mais il est évident que la musique me donnait une forme et donnait une forme à mon temps. Pour aller à la musique j’empruntais une toute petite passerelle temporelle, ou je me glissais dans une faille très subtile, que je ne retrouve plus. Tout prend trop de temps, l’Insep me fout la cinétose, les nécessités matérielles mettent à l’épreuve mon élasticité. De ce point de vue le confinement est bienvenu. D’une certaine façon, c’est « un souvenir de mon existence »  ou un « souvenir futur de mon existence » qui t’écrit ! Tout est donc pour le mieux. Mais assez de mise en scène, et 

 

 

à très bientôt,