Salut à vous Philippe Jaffeux,
(…)
De l’Image de Laurent Albarracin est en effet un livre subtil et profond. J’essaierai de vous en parler un jour futur.
Selon sa technique de la correspondance détournée, Ivar Ch’Vavar m’a envoyé un extrait d’une lettre qu’il vous avait adressée. Je vous envoie à mon tour ma réponse à cet extrait de lettre. J’y révèle une manière paradoxale d’exister parmi la multiplicité des hommes comme en dehors de l’humanité (sans avoir l’arrogance de penser que cet au dehors est un au-dessus).
…
Image du cosmos, MAIS du cosmos incluant le monde social où nous sommes désormais (où il est désormais évident que nous vivons) – qui est le monde de l’asservissement de l’homme et de sa dépossession de lui-même “Je est un autre” vaudrait déjà à ce niveau “La vraie vie est absente”.
La société des hommes se situe à l’intérieur du cosmos. Le problème reste de savoir si la sensation d’apparaitre à l’intérieur du monde est plus intense que la pensée d’être emprisonné à travers la société des hommes. J’ai le sentiment que la sensation d’apparaitre à l’intérieur du monde parvient à détruire l’obligation d’appartenir à la société des hommes. Malgré tout, j’ai aussi le sentiment que ce geste de destruction n’est jamais accompli une fois pour toutes et qu’il est ainsi nécessaire de recommencer ce geste de destruction chaque jour, de recommencer ce geste de destruction chaque matin.
Votre poème me fait peur parce qu’il montrerait (ce conditionnel n’est que le signe de croiser les doigts) la fatalité de l’esclavage – depuis toujours.
Je dirais plutôt que l’obligation d’être homme nous juge et nous condamne chaque jour sans être cependant une fatalité. En effet à l’intérieur de la chair, de la chair anthropomorphe, surgit aussi chaque jour, à la fois en même temps et selon un autre geste du temps, la force de détruire cette hantise d’être homme afin de savourer l’extase d’exister de manière inhumaine, l’extase d’exister comme chair animale de l’âme, comme chair animale de la jubilation, comme chair animale de la jubilation de la nécessité, comme chair animale de la jubilation de nécessité de l’âme.
Le travail de l’extase est de parvenir à détruire la situation d’être homme afin de parvenir à avoir lieu comme chair inhumaine du destin. (Par l’affirmation de cette tentative, je ne suis ni sartrien ni situationniste.) Il y aurait une sorte de contradiction essentielle entre le capitalisme et l’extase. Le capitalisme nie l’extase et à l’inverse l’extase n’apparait jamais capitale. Ainsi nous ne capitalisons jamais nos extases. Nous ne capitalisons jamais chacune des extases par lesquelles nous parvenons à nous extraire du stéréotype d’être homme. (Et j’ai le sentiment que cela est malgré tout préférable. Par cette forme non capitalisable de l’extase nous restons heureusement humbles.)
« Prison montrée n’est plus prison. »
Michaux
Je n’ai jamais eu le sentiment que cette phrase de Michaux était exacte. Le problème avec la prison n’est pas seulement de la montrer, c’est de savoir aussi surtout comment en sortir. Michaux prétend qu’il suffit de révéler la prison pour parvenir à s’en extraire. Cette pensée n’est rien d’autre qu’un préjugé de la raison.
Il y a différentes attitudes envers ce problème de la prison et de la liberté. Il y a par exemple ceux qui croient qu’il suffit de penser une fois la prison pour en être définitivement sorti. Il y a ceux qui pensent être à jamais plus forts que la prison, à jamais plus forts que les puissances qui emprisonnent, ce sont les pervers. La perversion est une façon aussi stupide qu’ignoble de résoudre le problème de la prison à travers l’acte de faire semblant de s’en évader pour se changer alors en geôlier ou encore en espion et parfois même en tortionnaire de ceux qui y restent enfermés. Cette attitude est par exemple celle de Picasso ou de Joyce.
Ainsi le problème n’est pas de savoir comment sortir de prison une fois, c’est plutôt de savoir comment sortir de prison de telle manière qu’une fois sorti, la prison ne nous rattrape pas, la prison ne nous reprenne pas, de savoir comment sortir de prison chaque jour et même de savoir comment sortir de prison à chaque instant. Car la prison n’est pas immobile, la prison est mobile. La prison serait peut-être l’aspect chronologique du temps. C’est pourquoi j’ai plutôt le sentiment que la seule manière de sortir de la prison est de la transformer, de la transformer chaque jour, de la transformer à chaque instant. Ce serait précisément l’attitude de Pollock. Pollock essaie d’inventer une forme paradoxale de liberté par transformation tourbillonnante de la prison. Pollock essaie de faire danser la prison, de faire tourner la prison sur elle-même de telle manière que la prison se transforme en une cathédrale gothique, une cathédrale d’exaltation athée, une cathédrale d’exaltation gothique athée.
A Bientôt Boris Wolowiec
Bonjour Boris Wolowiec,
L’écriture est un geste, une action qui a peut-être précédé la parole grâce à une trace. La parole est-elle une écriture déterritorialisée qui découlerait du silence, d’un dessin ? L’écriture est action parce que nous écrivons d’abord avec notre corps qui est le meilleur réceptacle de la sensation. Par ailleurs, l’extase est une méthode, un moyen de créer. C’est aussi le rétablissement d’un équilibre qui peut être éprouvé subitement ou après un long effort. L’extase est liée à une expérience ; elle traduit une réponse de notre corps. C’est lui qui vient en premier, qui précède la pensée, voire le sentiment d’exister. « Le corps créateur créa pour lui-même l’esprit comme une main de sa volonté. » (Ainsi parlait Zarathoustra).
Le style, la mise en forme d’un élan, est peut-être un reflet de notre corps. Le style nous permet de voir le silence, il nous renvoie l’image d’un corps dont on ne peut pas parler. Ce corps qui m’empêche de trahir la beauté lorsque je dénonce mon intellect. Je me plais à imaginer que l’écriture, le dessin, le silence, l’action, le corps, la sensation, l’extase forment les rouages d’un organisme (plutôt qu’une machine) capable de purifier notre intellect parasite. A mon sens, les intellectuels, les clercs (les idéologues dans le pire des cas) sont responsables, non seulement, d’avoir trahi ce qu’il est convenu d’appeler -malgré tout - la beauté mais aussi l’extase, cette création de notre corps. La culture, le labour du créateur invoque aussi, dans le meilleur des cas, l’exercice d’un corps, béni par une forme d’extase. La peinture, les images, savent traduire au mieux les manifestations du corps qui est toujours ralenti et défiguré par notre pensée. Maintenant, il me semble évident que l’on pense d’abord avec son corps et ensuite avec sa tête. L’art (il faut bien trouver un mot) populaire trouve peut-être son sens à ce niveau-là : priorité du corps sur la tête.
Apparaître au monde est une expression perspicace. Apparaître est un moyen de nous souvenir que nous allons aussi disparaître. L’emploi de ces deux mots est, poétiquement (?), judicieux. Ces apparitions seraient peut-être aussi une façon de cesser enfin d’exister dans la société, toujours trop humaine, des hommes. Aussi, j’ai apprécié votre précision (inédite, il me semble) concernant la société des hommes. En ce sens l’acte asocial, voire irresponsable (ou monstrueux si vous préférez) de créer me semble être incompatible avec notre présence politique (ou existentielle) au monde. Je comprends les apparitions d’un créateur comme un moyen de sortir de soi et, par conséquent des autres, de la société et de nos existences. Écrire consiste à annihiler son propre moi pour « re-n’être » (dans le vide et le non-être). Je ne vois aucune arrogance dans votre recours à la monstruosité, bien au contraire, j’y vois un moyen de se rapprocher de l’humilité (presque incompréhensible) des animaux qui vivent aussi en société. Aussi, je vois la chair (le corps) et les animaux (notre bestialité) comme les deux principaux supports de nos extases. L’âme, comme principe spirituel (et transcendant) ne m’apparaît pas être directement liée au processus de création parce qu’elle est indivisible. Elle peut néanmoins être un excellent garde-fou. L’alphabet, par exemple est doté, pour moi, d’une âme, aussi parce qu’il est naturel. Ma chair supporte mes extases lorsque je relie mon souffle à un processus de création naturel.
Le concept nietzschéen de destruction créatrice peut expliquer vos apparitions-destructrices. Je ne sais pas si ce rapport de réciprocité peut être vu sous l’angle des coproductions conditionnelles du Bouddhisme qui pourraient stipuler, par exemple, qu’un enchaînement causal, (des relations d’interdépendances, des concours de circonstances) relient la raison d’être de l’univers à celle de cette lettre, par exemple… parce que chaque chose apparaît et disparait selon une logique implacable. Je ne suis pas Bouddhiste ; j’essaye de vous faire part de l’idée que je me suis fait de ce puissant concept.
Les musiciens de jazz semblent savoir jouer au mieux avec l’instant présent. Ils jouent avec le feu et rattrapent leur équilibre au dernier moment. Lors de leur course en avant, ils essaiment des improvisations fulgurantes grâce à leur goût du risque. Cette liberté doit, au préalable, demander beaucoup de travail.
Ce que vous nommez si bien les gestes du temps se rapprochent peut-être du hasart. L’inconscient est un concept qui explique aussi notre inaptitude à contrôler nos paroles, le temps ou peut-être même ce que nous écrivons. Est-il possible que j’écrive pour vivre dans l’illusion que j’habite le temps présent ?
(Malheureusement), mes Courants forment une collection d’extases que je ne capitalise néanmoins pas. J’avoue que j’ai dû mal à vous suivre en ce qui concerne votre critique du capitalisme. Celui-ci comme la société a nécessairement besoin d’être abandonné pour fêter nos apparitions dans un autre monde. Ce détachement est le fervent des livres que je préfère (Au-dessous du volcan de Lowry ou les Sables de la mer de Powys, par exemple). Non pas des lectures d’évasion mais des livres qui nous aident à comprendre que la réalité est cachée là où l’invisible se confond avec le visible.
« Prison montrée n’est plus prison. » compte tenu de son rapport à l’intériorisation, Michaux fait peut-être allusion à sa propre prison. Dans ce cas, s’emprisonner dans sa prison pour la connaître me semble être un bon moyen de s’en libérer. Il est aussi possible de réussir à sortir du désir de vouloir sortir de la prison ; de se libérer de la liberté en quelque sorte.
A bientôt,
Philippe Jaffeux
Salut à vous Philippe Jaffeux,
(Je vous demande d’excuser ma réponse tardive, mon ordinateur était cassé.)
J’ai le sentiment qu’il est préférable que je vous adresse en une seule fois l’intégralité des Réponses en marge de Courants. Je vais donc dactylographier tranquillement l’intégralité du texte afin de vous l’envoyer quand j’aurai le temps. Avoir le temps, étrange formule et plus étrange encore au futur. En effet à quoi ressemble le futur avant même que le temps n’existe ?
J’avoue que j’ai dû mal à vous suivre en ce qui concerne votre critique du capitalisme.
Je ne cherche pas à proposer une critique du capitalisme. Je pense en effet que la critique du capitalisme est encore un aspect du capitalisme. Il se développe ainsi d’innombrables discours philosophiques sur la société capitaliste (Badiou, Sloterdijk, Zizek) et ces discours restent sans aucun effet. Aucun aspect de la société capitaliste n’est modifié. J’ai le sentiment qu’il y a une complicité non dite entre la pensée rationnelle et le capitalisme, entre la pensée rationnelle critique et la crise du capitalisme, le capitalisme se reproduisant justement à travers sa propre critique rationnelle. La croyance en la libération de l’homme à travers la pensée rationnelle est une erreur. « Pourquoi ton regard occupe-t-il le vide qui est devant la raison Et non celui qui est derrière ? » R. Juarroz. La pensée est peut-être une puissance de libération, cependant elle ne nous libère qu’à travers une situation humaine. (Sartre a très bien décrit cette relation entre situation et liberté). La pensée ne libère jamais à l’intérieur du monde, à l’intérieur de la démesure inexorable du monde. Et cela simplement parce que à l’intérieur de la démesure inexorable du monde, le problème de la liberté disparait, le problème n’est plus de savoir comment être libre, le problème devient plutôt de sentir par quelle forme exister, le problème devient celui de donner une forme exacte à l’extase, c’est-à-dire à l’exaltation comme à la terreur de l’existence. Ou pour le dire encore d’une manière différente, le problème n’est pas seulement d’être libre, c’est surtout de savoir quoi faire avec cette liberté. Notre époque est saturée d’hommes vaniteusement satisfaits de leur liberté, pour qui la liberté est le but ultime et qui donc ne font rien de cette liberté, la liberté n’est plus alors que l’instrument de reproduction du rien. Cela s’appelle le nihilisme. Le nihiliste est un homme infiniment libre, infiniment libre pour rien. J’ai plutôt le sentiment de la liberté comme un outil, un outil pour inventer quelque chose.
L’écriture est un geste, une action qui a peut-être précédé la parole grâce à une trace.
Pour être franc, je me méfie un peu de cette notion d’action. J’y détecte une potentialité d’agitation machinique. Action c’est le mot d’ordre du cinéma, des acteurs justement (dont la facticité me semble-t-il vous agace) et c’est aussi surtout le mot employé pour désigner un des aspects de la spéculation financière. J’ai l’impression qu’il y a une relation essentielle entre le capitalisme et l’action. Le capitalisme serait une idéologie du passage à l’acte, l’idéologie du passage à l’acte de l’argent. Le capitalisme propagerait un pragmatisme sémiologique, un pragmatisme des signes, un pragmatisme psychique des signes, ce que Baudrillard appelait une sémiurgie. Le capitalisme propagerait le pragmatisme psychique de l’argent, le pragmatisme psychique des signes de l’argent. C’est pourquoi plutôt que d’action je préfère parler de geste. Selon la vision proposée par G. Agamben le geste révèlerait le gag immédiat de l’oubli. « Le geste est par essence toujours geste de ne pas s’y retrouver dans le langage, toujours gag dans la pleine acception du terme, qui indique au sens propre ce dont on obstrue la bouche pour empêcher la parole. » « La définition du mystique selon Wittgenstein - montrer ce qu’on ne peut pas dire- est à la lettre une définition du gag. Et tout grand texte philosophique est le gag qui exhibe le langage même, l’être dans le langage même comme un gigantesque trou de mémoire, comme un incurable défaut de parole. » Giorgio Agamben
Le concept nietzschéen de destruction créatrice peut expliquer vos apparitions-destructrices.
Votre mise en évidence de l’apparition destructrice par simple condensation de ma phrase m’a révélé quelque chose. C’est difficile à dire. A la fois, je le savais déjà et cependant je ne le savais pas de cette manière. Je savais la forme transitive de cette apparition destructrice. Malgré tout je n’en avais pas l’intuition comme forme intransitive. Ainsi c’est comme si le geste d’apparaitre révélait un geste de destruction sans sujet et sans objet, un geste de destruction à vide et comme à blanc. Ce que je cherche ce serait une forme de violence innocente de l’apparition de la chair. J’aimerais inventer une forme de violence bienveillante et bienfaisante de l‘apparition de la chair, c’est-à-dire une forme de violence intègre. Problème de la violence intègre qui est aussi celui de la sauvegarde et du salut.
Maintenant, il me semble évident que l’on pense d’abord avec son corps et ensuite avec sa tête. L’art (il faut bien trouver un mot) populaire trouve principalement son sens à ce niveau là : priorité du corps sur la tête.
J’ai comme vous le sentiment d’un intellect parasite. Malgré tout ainsi que le remarquait Chesterton l’affirmation d’un corps sans tête est sans doute aussi ridicule qu’une tête sans corps. « La séparation du corps et de la tête est une sorte de symbole de cette séparation du corps et de l’âme, que créent toutes les hérésies et tous les sophismes qui sont les cauchemars de l’esprit. Le matérialiste pur et simple est un corps qui a perdu sa tête, le spiritualiste pur et simple est une tête qui a égaré son corps. (…) Car il existe un genre d’homme qui s’arrache la tête et la jette dans le caniveau (…). Et l’horrible corps sans tête arpente villes et sanctuaires, les écrasant et les foulant aux pieds dans la fange et le sang. C’est le criminel, mais il existe un autre personnage tout aussi étrange et sinistre. Cet homme oublie son corps, un corps assorti d’instincts honnêtes (…) Il quitte son corps qui travaille dans les champs comme un esclave, et la tête s’en va pour penser seule. La tête, détachée et déshumanisée, pense de plus en plus vite comme une horloge qui s’affole, jamais réchauffée par un sang généreux, jamais affaiblie par une fatigue salutaire, jamais alertée par le terrible tocsin de l’instinct. (…) L’anarchiste se sépare de sa tête, le sophiste se sépare de son corps. Je ne vais pas ranimer la vieille querelle sur le point de savoir quelle est la pire amputation, je me bornerai à recommande au prudent lecteur d’éviter les deux. » Chesterton
une réponse de notre corps. C’est lui qui vient en premier, qui précède la pensée, voire le sentiment d’exister.
Cette intuition selon laquelle la chair serait dissociée de l’existence est extrêmement audacieuse. Même si j’imagine toujours la chair comme affirmation de l’existence, même si j’ai une vision existentialiste de la chair, cette intuition m’intéresse. Je serais heureux si vous parveniez à l’exposer avec précision. Par exemple quelles sont les formes de l’apparition de cette chair en dehors de l’existence ? (Vous reliez parfois aussi l’existentiel au politique ou au social. Sur ce point j’ai des difficultés à vous comprendre. J’ai en effet le sentiment qu’affirmer l’existence c’est précisément la manière la plus simple de s’extraire de l’obligation sociale et politique.) Cette intuition d’une forme non existentielle du corps serait peut-être à rapprocher du machinisme organique selon Deleuze ou encore de la puissance fantomatique du corps selon Michaux. (Je ne sais pas, ce sont des hypothèses.)
« Le corps créateur créa pour lui-même l’esprit comme une main de sa volonté. »
Cette phrase de Nietzsche que vous citez est extrêmement évocatrice. Je la réécrirais cependant ainsi « L’extase de la chair invente la bouche du crâne comme main de volonté du monde. »
Aussi, j’ai apprécié votre précision (inédite, il me semble) concernant la société des hommes qui sera, bien entendu, toujours trop humaine.
Si j’ai utilisé cette expression société des hommes ce n’était pas afin de la distinguer d’une société des animaux, c’était plutôt afin de faire la différence entre la société des hommes et l’espèce humaine que des auteurs comme Artaud ou Sollers ont souvent tendance à confondre. J’aimerais aussi clarifier la différence entre civilisation et société. J’ai le sentiment que cette distinction entre civilisation et société serait une forme de distinction enfantine. En effet l’enfant sait à quoi ressemble la civilisation. L’enfant cherche à savoir à quoi ressemble la civilisation avant de désirer connaitre la société. L’enfant cherche spontanément à apprendre les formes de la civilisation avant de désirer connaitre les signes de la société. (La structure de signes de la société, l’enfant ne cherche pas à l’apprendre, elle lui est enseignée de façon contraignante.)
Je ne sais pas s’il y a des sociétés animales. J’ai plutôt l’impression que les animaux composent des communautés paradoxalement asociales. Il y a à l’intérieur des communautés animales des gestes de civilité, des attitudes de politesse, des gestes de salutations et j’oserais dire d’hommage qui ne sont pas sociaux. L’hommage serait un geste de cérémonie à la fois animal et humain, un geste de cérémonie cinématique, un geste de cérémonie cinématographique adressée à la forme humaine, à la forme humaine plutôt qu’à l’espèce humaine. J’ai ainsi plutôt le sentiment qu’il y a des formes de civilisations animales. J’ai le sentiment que les animaux parviennent à inventer des formes de civilisations instantanées, instantanées et asociales. J’ai le sentiment que les animaux parviennent à élaborer des civilisations grâce à des connivences instantanées de gestes asociaux, des connivences instantanées de schèmes asociaux.
L’alphabet, par exemple est doté, pour moi, d’une âme, aussi parce qu’il est naturel.
« Jusqu’ici toute technique a été contre-nature parce ce qu’elle a utilisé des principes qui n’apparaissent pas tels quels dans la nature, par exemple la découpe de la lame droite du couteau, la rotation pure de la roue, la trajectoire balistique de la flèche tirée par l’arc, l’art des nœuds, etc. Pendant des millénaires, la technique a été une allotechnique, c’est-à-dire une mécanique construite sur des fonctions contre-nature et les géométries abstraites. Sur les machines allotechniques, on voit dès le premier regard qu’il s’agit de constructions artificielles, et pas de fruits de la nature. Cela se reflète dans l’aversion que ressentent d’innombrables personnes face à la technique. On a désormais atteint, pour la première fois, le seuil où la technique commence à être une technique similaire à la nature. – l’homéotechnique plutôt que l’allotechnique. Elle ne rompt plus tellement avec le modus operandi de la nature, elle s’y rattache au contraire, elle coopère, elle s’infiltre dans les productions spécifiques du vivant qui sont mises en marche sur la base d’un modèle à succès de l’évolution, qui a longtemps fait ses preuves. Ici débute une nouvelle forme de coopération et de symbiose avec la nature qui est, à sa manière, aussi inquiétante que la première technique.
(…) Ce que j’appelle ici l’homéotechnique est peut-être tout simplement ce qui a été rêvé, par anticipation, dans la Cabale. On le sait, il s’agissait d’une tentative de capter et d’imiter les procédures scripturales de Dieu. Les cabalistes ont été les premiers à comprendre que Dieu n’est pas un humaniste, mais un informaticien. Il n’écrit pas de textes, il écrit des codes. Quiconque pourrait écrire comme Dieu donnerait au concept d’écrit une signification qu’aucun écrivain humain n’a comprise jusqu’ici. Les généticiens et les informaticiens ont déjà un autre type d’écriture. Dans ce sens aussi, une ère post-humaniste a débuté. » P. Sloterdijk Ni le Soleil ni la Mort.
Les musiciens de jazz semblent savoir jouer au mieux avec l’instant présent. Ils jouent avec le feu et rattrapent leur équilibre au dernier moment.
« Nous sommes ici
Comme les jouets de quelqu’un
Qui ne sait pas jouer.
Les jouets
Doivent apprendre à jouer
A qui les a faits. »
R. Juarroz
Je vous envoie aussi un autre extrait de La Posture des Choses. Feu.
A Bientôt Boris Wolowiec