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Hegel est un très grand poète et la Phénoménologie de l'esprit un sommet de la poésie didactique. La dialectique est une figure mythologique de ce système, comme le Dionysos de Nietzsche, l'atome de Lucrèce ou le conatus de Spinoza. Ou la merde, peut-être, de Ch'Vavar. Un support d'intensité, qui permet de passer à la phrase suivante. Je ne comprends pas qu'un lecteur de Lyotard comme vous ne soyez pas d'accord pour trouver dans cette puissance d'enchaînement, dans cette extraordinaire puissance du travail de la différence, une figure poétique des plus émouvantes.
Salut à vous Pierre Vinclair,
Il y aurait donc selon vous un aspect hégélien de Lyotard. J’aurais plutôt dit qu’il était d’abord nietzschéen (les intensités), kantien (le sublime inhumain) et enfin wittgensteinien (l’injonction quasi éthique de la suite des phrases). Si cela ne vous semble pas trop fastidieux, accepteriez-vous de m’expliquer cette similitude entre Lyotard et Hegel. Je n’ai pas assez lu Hegel pour deviner en quoi Lyotard et Hegel seraient comparables.
Vous parlez aussi de la dialectique comme figure poétique ou figure mythologique. C’est une proposition pour moi presque inintelligible. J’ai le sentiment en effet que la dialectique n’est pas une figure. La dialectique est sans aucun doute une puissance de la pensée, une structure de l’entendement, ou un processus du concept, je ne sais quelle expression vous préféreriez utiliser. Cependant elle ne me semble pas une figure de l’imagination. Même si pour être honnête j’ai aussi l’impression que quelqu’un comme W. Benjamin soit parfois parvenu à accomplir une hybridation étrange entre la dialectique comme puissance de la pensée et comme tact de l’intuition.
A propos du titre de votre livre Les Gestes Impossibles, je vous envoie ces phrases de G. Agamben extraites de Moyens sans Fin. Je ne sais si vous les avez déjà lues.
« Une époque qui a perdu ses gestes en est du même coup obsédée (…) Et plus les gestes, sous l’action de puissances invisibles, perdaient leur désinvolture, plus la vie devenait indéchiffrable.
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Toujours, en toute image, est à l’œuvre une sorte de ligatio, un pouvoir paralysant qu’il faut exorciser ; et c’est comme si de toute l’histoire de l’art s’élevait un appel muet à rendre l’image à la liberté du geste.
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Ce qui caractérise le geste, c’est qu’il ne soit plus question en lui ni de produire ni d’agir, mais d’assumer et de supporter. Autrement dit, le geste ouvre la sphère de l’èthos comme sphère la plus propre de l’homme.
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Le geste est par essence toujours geste de ne pas s’y retrouver dans le langage, toujours gag dans la pleine acception du terme. (…) Et tout grand texte philosophique est le gag qui exhibe le langage même, l’être-dans-le langage même comme un gigantesque trou de mémoire, comme un incurable défaut de parole. »
A Bientôt Boris Wolowiec
Bonjour,
Merci pour ce texte que je ne connaissais pas, vraiment très intéressant, d'Agamben.
Pour répondre à vos questions, je n'ai pas dit que Lyotard était hégélien, mais au contraire que Hegel était lyotardien, ce qui est bien différent. Je veux dire que : si l'on est lyotardien et que l'on nie l'existence d'un Procès de la Raison dans le Réel, toute la phénoménologie hégélienne se réduit à la prétention rhétorique d'un genre de discours à l'hégémonie, à la mythologie de la Raison - dont la dialectique est l'opérateur mythique (au double sens de muthos, mise en récit, passage à la phrase suivante, et mythe, objet de croyance). Je veux dire que l'on ne peut critiquer le rationalisme de Hegel que si l'on croit que c'est du rationalisme, c'est-à-dire que vous êtes dans un monde où Hegel est possible. Où ses prétentions ont du sens et vous les trouvez indues. Dans un monde lyotardien, ces prétentions ne peuvent pas être prises au sérieux, mais on peu malgré tout en admirer la force poétique et mythographique. Me semble-t-il.
Pierre.