Il s'ennuie trop, c'est pourquoi il a décidé l'autre jour de se décapiter. C'est avant tout un spectacle fascinant et pendant l'exécution il oublia intégralement la stupidité fastidieuse de sa mélancolie. Il a ainsi maintenant quelqu'un avec qui parler à l'envers et à l'endroit de tout et de rien, et à qui donner de petits coups amicaux sur le nez, pour rire. Voilà, il a trouvé le truc. En effet, une tête décapitée est beaucoup moins exigeante qu'un chien, ses désirs sont à l'image de ses besoins c’est à dire dérisoires. Une tête décapitée est le confident absolu qui sans jamais rien demander vous restera fidèle comme la mémoire même de la mort. De temps à autre afin de divertir la tête, parce qu'il sait que maintenant c'est elle qui s'ennuie, il envoie au loin des corps vivants intacts, que la tête joue ensuite à rapporter entre ses dents sans les abîmer. Il connaît assez peu de corps vivants qui acceptent de jouer à ce jeu sans crainte parce qu’il est délicat de faire ainsi confiance à une tête seule, il est difficile de savoir ce qu'elle est apte à imaginer soudain. Il est ainsi nécessaire de rester extrêmement tendre avec elle à cet instant où elle vous tient entre ses dents et que sa seule intention est de sauver votre âme de la tentation de devenir immortelle sans jamais apparaitre mangée.
Il considère qu'il est fastidieux de spiritualiser ses sentiments. C'est pourquoi depuis que le simulacre de sa mère est mort, il préfère offrir ses affects au séisme d'aveuglement du silence. Sa mémoire, c'est le sexe de sa femme. Son oubli, c'est sa femme. Son instinct c'est son stylo. Son désir c'est sa gomme. Sa violence c'est son savon. Son élégance c'est son enfant. Son amabilité c'est sa baignoire. Sa disponibilité c'est son totem. Son mépris c’est son pain. Sa modestie c’est son miroir. Sa colère c'est son argent. Sa fatigue c'est son magnétophone. Sa bonté c'est son lit. Sa volonté c'est sa maison. Sa vertu c'est sa télévision. Son désespoir c'est sa peau. Sa fierté c'est son sommeil. Son invention c'est ce qu'il boit. Sa politesse c'est ce qu'il mange. Sa pudeur c'est son odeur. Sa force c'est sa chaise. Sa duplicité c'est la porte de ses toilettes. Sa naïveté c'est son parapluie. Son insouciance c'est sa chemise. Sa nostalgie ce sont ses lunettes. Son hésitation, ses chaussures. Sa séduction c'est son parachute. Son élan c'est son slip. Sa dérision c'est sa bibliothèque. Son sérieux c'est la série de ses ongles. Son éthique c'est le fragment de terre sur lequel à l'instant il apparait debout.
C'est un cul-de-jatte heureux. Il pense que sa vie aurait pu finalement être plus effroyable. Il pense que par exemple il aurait pu être handicapé et ne pas le savoir. En effet, être handicapé et croire ne pas l'être, voilà ce qui est vraiment ennuyeux, cela engendre des situations impossibles autrement dit infiniment possibles. C'est un cul-de-jatte heureux, il n'a pas de jambes cependant au moins il le sait, il a ainsi le sentiment d’avoir de la chance. C'est pourquoi d'ailleurs il est joueur. Quasiment tous les jours, il joue à la tombola. Un jour il gagne. Il gagne une bicyclette. Même si cette offrande superflue d'abord l'inquiète, il parvient ensuite à trouver une forme d'utilité fictive à sa bicyclette. Il ôte les pédales de la machine et il les remplace par des tympans de paupières qui oscillent selon la pesanteur d'âme du vélocipédiste. Il invente ainsi le cinéma pour aveugles.
Il est le cul-de-jatte du hasard absolu. La bizarrerie de sa malédiction est d'être un génie de la bêtise. Il est incapable de comprendre la moindre phrase. Un homme lui demande où se trouve une rue, il répond gentiment que non merci il n'a besoin de rien. Une femme violée l'appelle au secours, il lui demande avec timidité si elle accepterait de passer la soirée avec lui parce qu'il se sent un petit peu seul. Son désespoir affirme qu'il n'existe qu'une seule manière de jouer joyeusement du piano : à l'instant de caresser les griffes de la panthère. Son désespoir affirme aussi que la baleine est l'unique contrebasse imaginable et qu'il n'existe pas de harpe plus subtile que le thorax elliptique d'une gazelle. Il est si émotif que lorsqu'il suce un bonbon, il a parfois l’intuition qu’à l’intérieur de celui-ci se dissimule un missile. Son désespoir affirme encore que les femmes sont indiscutablement charmantes mais qu’elles ne disposent pas cependant de l'incroyable élégance fractale des choux fleurs. C'est pourquoi il considère qu'étant donné leur imperfection fractale, les femmes manquent objectivement d'humilité. Il a l'impression qu’en vérité érotiquement, c'est comme le pari de Pascal, il est préférable de choisir les choux fleurs. Etrangement malgré tout les hommes n'accordent quasiment aucun égard érotique aux choux fleurs et préfèrent rester ainsi fascinés par les femmes. Il considère que c'est là l'indice absolu de leur aveuglement.