Depuis toujours, cet homme et cette femme s'aiment d'un amour parfait et métaphysiquement abject étant donné qu'ils ne se sont jamais rencontrés. Glorieusement insignifiants, ils joignent leurs corps et unissent leurs âmes de ne pas se connaître et de ne s'être même jamais désirés puisqu’ils n'envisagent nullement leurs existences respectives. Cet amour purement conceptuel n'est possible que parce qu'ils sont identiquement maudits. En effet, le signe infaillible de leur amour est qu'ils sont l'un comme l'autre, incapables de prononcer correctement leur propre nom. Pour chacun d’eux, la prononciation de son nom est sa malédiction. De plus, ils ignorent qu'ils ont ce défaut de prononciation; leur malédiction est d'ignorer leur malédiction. Ils sont ainsi violés à leur insu par leur propre nom comme le lapsus d'être enceint à travers l'éternel retour de la virginité.
A la seconde où cette histoire est racontée à travers la transcendance de la stupidité, cet homme et cette femme se rencontrent pour la première fois. C'est alors qu'ils prennent ensemble conscience qu'ils ont cessé de s'aimer. C'est la raison pour laquelle, comme s'ils n'étaient que les suppôts d'une ironie testamentaire du temps, plutôt que de se présenter l'un à l'autre, ils décident au centre d'une parodie de simultanéité de se déclarer la mort de leur amour. Ils ressuscitent ainsi non pas de leurs cendres mais de la tautologie d'incertitude de leur deuil, de l'écholalie incognito de leur feu feu. Cependant au-delà même de cette résurrection, ils pensent encore l'un et l'autre qu'ils sont les esclaves d'un quiproquo ridicule, le quiproquo de l'infini même. En vérité ils ne le pensent pas, ils le croient sans y penser et cette croyance est justement le sens du quiproquo.
Ils comprennent alors l'aspect vulgairement spectral de leur culpabilité : la mort de leur amour n'est que l'imposture de lumière de la neutralité. Ignobles d'être de purs ventriloques del'inconscient, ils ne sont ni l'un ni l'autre.
Ils s'aimaient depuis plusieurs années lorsqu'à travers le retard sacré du hasard, elle s'aperçut un jour pour la première fois qu'il avait une tache minuscule au centre du front, une tache de vérité impossible. Elle pensa que c'était un signe d'adieu. Elle décida de le quitter à la seconde même et ne le revit plus jamais. En effet, le lendemain à l'instant elle s'éveillait, trahie par le sentiment de gratuité de son bonheur, elle mourut sans savoir pourquoi.
Il rencontra enfin la femme qu'il aimait depuis toujours juste à la seconde où il avait malheureusement cessé de l'aimer. Cette femme à laquelle il aurait donné l'intégralité de son âme, il n'avait plus désormais la force que de lui laisser une photocopie de son cœur. Aussi courtois qu'une carte-fidélité pornographique, aussi obséquieux qu'un cercueil de sperme, avant même de se présenter, il préféra lui déclarer la mort de son amour. Le juste à la seconde pensa alors à sa place qu'il l'avait prise pour une autre et qu'il n'avait ainsi adressé la déclaration de son amour mort qu'à un sosie sonore.
Le miracle de sa subtilité reste invisible, en effet la forme de son existence semble absolument inconnue. Il n'aime pas cette femme qui est malgré tout aussi invisible et inconnue que lui. 1l aime seulement sa voix, l'évanouissement intact de sa voix. Il a la tentation de l'ensevelir à jamais à l'intérieur de sa bouche comme une énigme translucide, le déséquilibre in extremis du charme. Il aime contempler cette voix à l'instant où elle surgit au dehors de la chair de cette femme. Il aime contempler la venue inexorable de cette voix, l'extase de son apparition au sommet du vide du jour. Bien entendu, la femme se méprend sur la passion de l'homme et elle pense qu'il est amoureux de son existence même. Cela provoque l'inconséquence de tact indestructible d'une spirale de luxure.
Il a caché le crime-merci de son secret à l’intérieur du ventre d’une femme. Elle l’ignore. Et cette ignorance est justement la vérité de ce secret. Il est évident que cette femme lui plait comme il est aussi évident qu’il n’est pas amoureux de cette femme. Ils ont couché ensemble d’innombrables fois, ils ont joué ensemble d’innombrables fois aux échecs et au ping-pong; cependant ils n’ont jamais mangé ensemble, n’ont jamais voyagé en voiture ensemble et ne se sont jamais dit l’un à l’autre le mot “cerveau” lors de leurs différentes conversations. Il le sait et elle ne le sait pas. Il suffit donc à la femme de proposer un repas à l’homme, de prendre la voiture en sa compagnie ou de lui dire un jour le mot “cerveau” pour qu’elle découvre son secret et cela malgré tout sans le connaitre.