A propos de la Composition de A Oui.
La suite des aphorismes de A Oui a été réécrite intégralement plusieurs fois. Disons entre cinq et six fois pendant 20 ans de 1990 à 2010. J’ai ainsi eu besoin de presque 20 ans pour parvenir à écrire l’intégralité du texte. Cela ne veut pas dire cependant que j’ai écrit le texte pendant 20 ans. Il y a eu en effet de multiples pauses pendant lesquelles j’ai écrit d’autres livres. (J’ai ainsi composé A Oui de manière achronologique ou encore de manière anachronique.)
J’ai écrit la première version de A Oui d’octobre 1990 à septembre 1994. De 1990 à 1994, j’étais encore professeur de français, j’avais alors très peu de temps pour travailler. Ainsi quand je travaillais, je ne travaillais quasiment qu’à cela. Ce que je voulais d’abord c’était simplement écrire des aphorismes. Ou plutôt j’ai commencé à écrire à la suite sans distinction des aphorismes et des fables (fables qui deviendront ensuite Paraboles). J’ai écrit les suites d’aphorismes et les textes paraboliques d’un seul et unique élan sans aucun classement. Le premier geste de composition de A Oui a ainsi été de poser simplement des tas de papier à la fois sur et autour de ma table de travail, des tas de papiers écrits qui ressemblaient à des pierres de tuffeau, les pierres de tuffeau que je voyais déjà déposées autour du Prieuré pendant mon enfance.
A cette époque je datais chaque jour ce que j’écrivais. J’écrivais cependant intégralement dans le désordre. Je datais ainsi le désordre de mon âme, les pulsions de désordre de mon âme. Et je ne relisais jamais ensuite ce que j’avais écrit. J’entassais ainsi les feuilles les unes sur les autres sans jamais ni les classer ni les relire. Je relisais seulement parfois une page que j’aimais bien parce que j’avais été très heureux je ne sais pourquoi à l’instant de l’écrire. Je relisais surtout cette phrase « Inhaler des conversations fluides comme de fenêtres de menthe. » pour me donner le courage de poursuivre mon travail.
J’écrivais par projection aveugle, projection aveugle au jour le jour ou plutôt au jour la nuit. En effet à partir de 1995, je commence à écrire la nuit, à l’intérieur du silence de la nuit. Ecrire devient ainsi comme plonger, plonger presque sans respirer. L’inspiration ressemble ainsi au geste de plonger en apnée à l’intérieur de l’océan du silence, à l’intérieur de l’océan de la sensation.
J’écris ces suites d’aphorismes et de textes paraboliques jusqu’en octobre 2000. La masse globale du texte correspond ainsi approximativement à 6 tomes d’aphorismes (A Oui, Tu Sauf, Hypothèses de l’Ainsi, Extase du Monstre, Métamorphoses du Paradis, Sommeil Absolu) et à deux tomes de Paraboles.
A partir de l’époque où j’écris la nuit les pulsations de l’inspiration deviennent de plus en plus violentes. L’époque de l’écriture d’Extase du Monstre par exemple a été celle d’une inspiration quasi cataclysmique. Je veux dire que les phrases tombaient de partout, les phrases carillonnaient à chaque instant de partout. (C’est la seule fois de mon existence où j’ai parfois eu peur de devenir dément.) Je n’avais même pas le temps d’avoir l’intuition de ce que j’allais ensuite écrire. Cela tombait immédiatement sur le papier. Et surtout plusieurs textes tombaient presque en même temps. J’écrivais ainsi presque en même temps des suites d’aphorismes, des suites de paraboles, un essai sur Lautréamont, un essai sur Giacometti, un essai sur le Christ et cela à l’intérieur d’un désordre ahurissant. Il n’y avait à l’intérieur de mon âme aucune distinction, cela tombait comme une cataracte de feu, comme une avalanche de lave.
En août 2000, j’emploie une secrétaire pour dactylographier A Oui. Pendant 6 mois, je réécris alors l’intégralité du texte quatre ou cinq fois. Je ne modifie jamais le désordre des aphorismes, en relisant je réécris simplement les aphorismes si cela me semble nécessaire. Pendant ces réécritures je continue à noter les dates de réécriture. A la fin de la réécriture de A Oui, des séries de 4 ou 5 dates précèdent les suites d’aphorismes pour indiquer qu’à l’intérieur de chaque phrase j’ai accompli quelque chose comme un compactage d’instants. L’avant-dernière version de A Oui résulte alors de ces cinq réécritures.
Entre 2001 et 2006 je ne retravaille plus le texte de A Oui. Je reprends l’écriture de la Posture des Choses et je commence aussi l’élaboration d’un Bestiaire. Il y a ainsi eu deux longues périodes de non-écriture (et même de non-lecture) à l’intérieur de la composition de A Oui : entre 1995 et 2000 et entre 2001 et 2006 (à savoir dix ans de non-écriture à l’intérieur des 20 ans de composition). Pendant ces deux périodes le texte se repose et se décante tranquillement en dehors de la mémoire. J’ai en effet le sentiment qu’un des aspects essentiels de la composition de A Oui c’est la forme de temps paradoxal que le texte invente c’est à dire sa manière de donner à sentir à la fois l’intensité du temps par l’entassement de plusieurs instants à l’intérieur d’une phrase et le repos de décantation du temps à l’intérieur du blanc entre les phrases.
En février 2006, mon père meurt. Après la mort de mon père, parce que je n’ai pas la force d’écrire, je relis l’avant-dernière version de A Oui. En 2007 ou 2008, je ne sais plus exactement j’ai oublié, je modifie la composition globale de A Oui. J’efface les dates, j’enlève les extraits paraboliques et je classe le magma des aphorismes simplement par thèmes. Ensuite à l’intérieur de chaque thème j’essaie de donner au texte une forme rythmique précise. Je réécris alors parfois quelques aphorismes uniquement afin de donner à sentir le rythme précis du chant.
(J’ai remarqué par exemple qu’au-delà de 4 éléments reliés à l’intérieur d’une même phrase, l’âme ne parvient plus à intégrer les différentes relations entre les éléments. Il y avait parfois 5 éléments reliés à l’intérieur des phrases de l’avant-dernière version, j’ai préféré alors ôter à chaque fois un élément pour revenir à quatre éléments. Par exemple si je dis, la main de la liberté, c’est facile à comprendre, la main de hasard de la liberté, ça va toujours, la main de hasard de l’habitude de la liberté, c’est difficile malgré tout cela reste compréhensible. Mais si je dis, la main de hasard de l’habitude d’ailes de la liberté, c’est fastidieux. Et ce n’est pas uniquement une question d’intelligibilité c’est un problème de rythme, comme si l’âme ne parvenait pas à aller rythmiquement au-delà de quatre temps, je veux dire au-delà de quatre temps de mots.)
J’ai le sentiment que le rythme de A Oui n’est pas un rythme musical, le rythme de A Oui apparait plutôt comme un rythme sculptural. A Oui essaie de donner à sentir le rythme sculptural du silence. J’ai essayé de disposer les aphorismes afin qu’ils tiennent debout à l’intérieur du rythme exact du silence. A Oui essaie de donner à sentir le rythme par lequel le silence sculpte le sang. A Oui essaie de donner à sentir le rythme par lequel le silence de l’extase scandalise le crâne du sang, le rythme par lequel le silence de terreur de l’extase scandalise le crâne de respiration du sang.
A Oui apparait ainsi semblable à une symphonie sculpturale de phrases. En cela A Oui essaie de ressembler à une cathédrale gothique. A la dernière époque de la composition de A Oui j’avais en effet l’impression d’avoir autour de moi d’innombrables pierres. Je me tenais ainsi en présence d’un tas d’innombrables pierres avec lesquelles j’essayais de construire les murs d’une cathédrale. Voilà, j’ai essayé de poser les aphorismes les uns sur les autres afin de construire un mur de phrases, un mur de phrases démesuré. (Ce qu’Ivar Ch’Vavar a si magnifiquement appelé une muraille cyclopéenne.) Et les problèmes de composition étaient alors semblables à des problèmes d’appareillage de pierres. J’ai essayé de donner ainsi à sentir la gravitation de l’écriture, le rythme de gravitation de l’écriture, le rythme de gravitation minérale de l’écriture.
Dans La Galaxie Gutenberg, Mc Luhan écrit à propos des cyclopes. « Les puissants cyclopes qui forgeaient les éclairs de Zeus. » C’est précisément cela que j’ai essayé d’accomplir à l’intérieur de A Oui : forger les éclairs. Forger les éclairs par le geste même de les entasser. Sculpter les éclairs par le geste d’entasser leur apparition avec exactitude. Sculpter le tas des éclairs comme tonnerre de la suite des phrases. A l’intérieur de A Oui j’essaie ainsi de donner à sentir le lieu de coïncidence taciturne (de connivence taciturne) du tonnerre et de l’éclair. L’écriture de A Oui serait ainsi une tentative de sublimation du geste de forger. Ou encore l’écriture de A Oui ressemblerait à une manière de récolter des orchidées avec une moissonneuse-batteuse, la moissonneuse-batteuse du cœur, la moissonneuse-batteuse d’oubli du cœur, la moissonneuse-batteuse d’oubli tabou du cœur.