Hypothèses de Lectures

 

 

Il y a différentes manières d’utiliser les livres. Ceux qui utilisent les livres comme des boussoles pour savoir où ils vont. Ceux qui utilisent les livres comme des calendriers pour savoir quel jour ils sont. Ceux qui utilisent les livres comme des microscopes pour voir des événements plus petits qu’avec leurs yeux. Ceux qui utilisent les livres comme des télescopes pour parvenir à voir plus loin qu’avec leurs yeux, et parfois aussi pour parvenir à toucher plus loin qu’avec leurs mains. Ceux qui utilisent  les livres comme des véhicules, comme des automobiles, comme des bicyclettes ou comme des avions pour aller d’un lieu à un autre. Ceux qui utilisent les livres comme des voitures soit en tant que conducteur qui oriente alors la direction du déplacement, soit en tant que passager passif du voyage. Ceux qui utilisent les livres comme des bicyclettes et qui se tiennent ainsi à califourchon sur le livre en sachant comment tenir précisément en équilibre sur le livre qu’ils propulsent ainsi eux-mêmes par le tournoiement de leurs jambes, par le tournoiement à la fois laborieux et insouciant de leurs jambes. Ceux qui utilisent les livres comme des échelles afin d’atteindre ensuite des outils ou des fruits disposés au-dessus d’eux. Ceux qui utilisent les livres comme des fauteuils pour s’y asseoir et attendre. Ceux qui utilisent les livres comme des roues afin de tourner, afin de tourner sur eux-mêmes, afin de tourner sur eux-mêmes ou autour d’eux-mêmes. Ceux qui utilisent les livres comme des maisons, à savoir comme des lieux où s’abriter et se reposer, comme des lieux où manger et dormir sans inquiétude. Ceux qui utilisent les livres comme des escaliers, des escaliers afin d’atteindre le sommet du vide. Ceux qui utilisent les livres comme des savons afin de parvenir à laver leur démence. Ceux qui utilisent les livres comme des couteaux afin de dissocier le ciel et la terre, afin de dissocier le ciel et la terre en deçà de l’horizon. Ceux qui utilisent les livres comme des mains afin de toucher la bouche du silence, afin de toucher la bouche de feu du silence, afin de toucher la bouche de silence du feu.

 

 

« Habitués peut-être à entrer dans les livres comme dans des maisons inhabitées, nous sommes d'abord un peu surpris de trouver Michaux dans les siens. » E. Chevillard

 

Il y a différentes positions de celui qui écrit par rapport à son œuvre. Il y a les auteurs qui se tiennent devant leur œuvre et qui ainsi à la fois offusquent et filtrent les pulsions du lecteur. Il y a les auteurs qui se tiennent derrière leur œuvre. Ainsi ils ne s’interposent pas entre leur œuvre et le lecteur mais ils interposent plutôt leur œuvre entre le lecteur et eux. Ce qu’ils désirent c’est que les lecteurs comprennent leur œuvre et aussi surtout que les lecteurs les comprennent ensuite eux par leur œuvre, après avoir compris leur œuvre. Il y a aussi les auteurs qui se tiennent à l’intérieur même de leur œuvre. A l’instant de la lecture de leurs livres, nous ne savons alors jamais si nous lisons leur œuvre ou si nous les lisons eux-mêmes. Ils se tiennent à l’intérieur de leur œuvre comme un homme à l’intérieur d’une maison. Parfois nous lisons une page de leurs livres comme s’ils nous laissaient seuls dans une pièce, parfois au contraire ils surgissent à l’improviste et nous lisons alors une page de leur livre en leur présence. Il y a encore les auteurs qui se tiennent au-dessus de leur œuvre et qui jugent ainsi à la fois leur œuvre et ceux qui la lisent. Il y a à l’inverse les auteurs qui se tiennent au-dessous de leur œuvre. L’œuvre apparait au-dessus d’eux comme un ciel, un ciel qu’ils ont pourtant créé avec leurs mains. Leur œuvre apparait à la fois comme ce qui les protège et ce qui les ouvre, ce qui les sauvegarde par son ouverture même. Il y a enfin les auteurs qui se trouvent autour de leur œuvre. Ils se tiennent à la fois devant, derrière, dedans, dessus et dessous. Ainsi de page en page et de livre en livre, leur position se transforme à chaque instant, c’est alors comme s’ils développaient une hésitation d’art ou même un scepticisme d’art.

 

Enfin de même qu’il y a plusieurs manières pour celui qui écrit de se tenir par rapport au lecteur, il y a aussi plusieurs manières pour celui qui écrit de se tenir par rapport à l’espèce humaine, par rapport à l‘humanité (le lecteur n’appartenant pas d’ailleurs pas obligatoirement à l’humanité). Il y a ainsi une manière pour celui qui écrit de se tenir devant, derrière, dessus, dessous ou autour de l‘humanité. Et il y a ainsi pour celui qui écrit de multiples manières de combiner les positions à la fois envers son œuvre et envers l’humanité. Par exemple celui qui écrit se tient à la fois devant son œuvre et au-dessus de l’humanité ou devant son œuvre et au-dessous de l’humanité ou au-dessous de son œuvre et devant l’humanité, ou au-dessus de son œuvre et derrière l’humanité… Cette double position de celui qui écrit à la fois envers son œuvre et envers l’humanité provoque ainsi des postures d’art et parfois même des contorsions d’art. Ces postures d’art ne révèlent ni des points de vue, ni une appartenance à un genre littéraire. Ces postures d’art montrent des caractères, des caractères de création, des caractères particuliers de création.